« Martin Buber, sentinelle de l’humanité »
Dominique BOUREL
Père Patrice Sabater, cm
Les Temps modernes ont davantage gardé en mémoire les grands philosophes tels qu’Emmanuel Levinas, Paul Ricœur, Franz Rosenzweig, Hans Jonas, Moses Mendelssohn, Raymond Aaron, Jean-Paul Sartre ou Vladimir Jankélévitch, que cet homme à l’aspect ordinaire, presque insignifiant derrière sa longue barbe. Pourtant, il est connu dans le monde entier, traduit dans toutes les langues. Il a souvent été rallié et, de très nombreuses fois, discuté voire combattu. Il a nettement influencé le philosophe juif lithuanien Emmanuel Levinas. Il a débattu avec Gandhi et a rencontré de grands penseurs au cœur d’un monde en mutation : Sigmund Freud, Gershom Sholem, Albert Einstein, Walter Benjamin, Martin Heideigger, Frantz Kafka, Stefan Zweig, Paul Claudel… Cependant, les Français ne le connaissent que très peu. Il a fallu attendre de très nombreuses années pour que son livre magistral « Je et Tu » (Ich und Du) soit réédité. Cela est fait depuis à peine quelques années. Qu’à cela ne tienne ! A l’occasion du cinquantenaire de la mort de Martin Buber (1878-1965), Dominique Bourel (Directeur du Centre de recherche français de Jérusalem de 1996 à 2004, et universitaire reconnu) nous offre une impressionnante vie de ce philosophe juif autrichien né à Vienne en 1878 et décédé à Jérusalem en 1965.
Il aura donc fallu plus de vingt ans pour que l’auteur nous livre le fruit de son travail. L’auteur s’appuie sur une connaissance approfondie de la pensée juive dans l’Allemagne des 18 et 20èmes siècles. En cinq parties et 828 pages (dont, environ 200 pages de notes et de notices), Dominique Bourel nous livre la pensée profonde de ce penseur moderne pour son époque, et le portrait d’un homme qui dédie sa vie au dialogue, à la rencontre de l’Autre, à l’altérité pour comprendre les drames et les tragédies d’aujourd’hui, qui nous engage à la responsabilité « active ». Martin Buber est féru de contes hassidiques, partisan fervent du dialogue avec les Palestiniens et débatteur au cœur des polémiques avec les sionistes. Nous connaissons aussi son opposition marquée à David Ben Gourion. Jusqu’à la Guerre d’Indépendance, il se fait l’apôtre d’un Etat binational. Conscient de l’impossibilité d’aboutir à cette solution utopique, il demeurera jusqu’à la fin de sa vie un ardent défenseur de l’égalité entre Juifs et Arabes en Israël.
Martin Buber devient vite l’une des figures les plus marquantes de l’Université hébraïque de Jérusalem où il enseigna jusqu’en 1951. Ses travaux sur le Hassidisme ont contribué à mieux faire connaître les spécificités de ce courant du judaïsme. Il traduit aussi la Bible en allemand.
Malgré les vents contraires, et au cœur de ce monde « qui craque », il s’ouvre à la modernité. Son esprit est ouvert, et sa pensée l’est tout autant : « Elle chemine de la philosophie à la sociologie, de l’histoire des religions à l’exégèse biblique, des luttes politiques sionistes des jeunes années jusqu’à la libération des Juifs soviétiques, sans oublier l’inlassable promotion du respect des habitants arabes de la Palestine mandataire, puis d’Israël », affirme Dominique Bourel. Martin Buber reste un exemple du dialogue efficace, discret, respectueux ; et son livre « Je et Tu » en est le signe le plus clair. Il nous oblige à réfléchir à une démarche dialogique et à nous demander comment fonctionne une vraie et authentique médiation. Comme Frère Roger Schutz, il a été un artisan du dialogue avec l’Allemagne de l’Après-guerre. Sa connaissance des trois religions et sa maîtrise d’une dizaine de langues étrangères lui donnent cette ouverture. Non, décidemment, il n’est pas un homme renfermé sur lui-même. On pourrait sans doute lui appliquer le même qualificatif que celui donné à Charles de Foucauld : un homme universel ! Et, assurément, il est ce Juif universel heureux qui pousse à l’espérance et à la vie : « Aujourd’hui plus que jamais, la figure et l’œuvre de Martin Buber, comme celle de Mendelssohn, nous enseigne que l’histoire des Juifs et du judaïsme ne se réduit pas à celle de l’antisémitisme et qu’il y a eu, y compris en Allemagne et souvent plus qu’ailleurs, des Juifs heureux ». (cf. page 672) !!!
Tous les jours, nous le constatons, un monde s’en est allé... sans doute du fait du manque de ces grandes personnalités et penseurs qui ont porté notre monde. Et voilà que sonnent ici et là, les trompettes du malheur, le bruit des bottes et de la cruauté… Une ombre brune se propage insidieusement, jour après jour. Il faudrait que se lèvent d’autres « sentinelles de l’humanité » comme Martin Buber pour écrire des pages d’espérance dans un monde où elles font tant défaut !
Dominique Bourel nous offre là une belle et séduisante biographie de l’un des plus grands penseurs de notre ère. Un livre à savourer et à garder précieusement pour les temps maussades… Bonne lecture.
Patrice Sabater, cm
Printemps 2017
Dominique BOUREL, Martin Buber – sentinelle de l’humanité. Ed. Albin Michel, Paris 2015. 828 pages. 26 €.