1916 en Mésopotamie. Moyen-Orient : naissance du chaos
Fabrice MONNIER
Préface de Jacques Frémeaux
Père Patrice Sabater, cm
Entre 1800 et 1945, l’Empire britannique a certainement été un acteur incontournable de premier plan en Europe, au Moyen-Orient et en Extrême-Orient. Peu nombreux sont les lieux où il n‘a pas été mêlé de près ou de loin… L’Empire de Sa très gracieuse Majesté s’appuie largement sur trois fondations : sa flotte militaire et commerciale, le Commonwealth, et le commerce maritime. Cette année, l’anniversaire des Accords Sykes-Picot a mis en lumière son implication réelle et efficace dans une grande partie du Moyen-Orient. A cette époque, les Occidentaux préféraient regarder ce qui se passait sur le territoire proprement européen, et non pas au loin en des territoires à peine connus par la majorité d’entre eux. Ce qui se joue au Moyen-Orient durant la Première Guerre mondiale n’intéresse guère. En revanche, la VIe armée ottomane est auréolée d’un succès militaire majeur bien que l’Empire ottoman soit lui aussi en train de prendre l’eau et de s’effriter de parts en parts.
Fabrice MONNIER, auteur d’un remarquable ouvrage sur Atatürk (Atatürk, naissance de la Turquie moderne), nous présente un des épisodes marquants de la Première Guerre mondiale, vécu sur le front oriental en cette Mésopotamie poussiéreuse et lointaine, et dont plus personne ne se souvient... Ce livre, explique le préfacier Jacques FREMEAUX, « autour d’un épisode militaire décrit de façon détaillée et très alerte, permet de retrouver tout un monde oublié, sans doute misérable, mais plein de ressources pour lutter contre ce qu’il considéra comme une agression étrangère : un milieu naturel difficile ; des tribus arabes hostiles ou réservées ; un islam cimentant les résistances ; une armée solide ». (page 15)
Il s’agit de la bataille de Kut-el-Amara (du 7 décembre 1915 au 29 avril 1916). Cette petite ville occupée par les Britanniques est située au sud de Bagdad, en Irak. Elle est assiégée par les Turcs. Deux armées de deux empires se font face. Le 29 avril, après 147 jours de siège, les Britanniques capitulent sans condition. C’est une défaite totale et sanglante pour les 15 000 hommes de la 6e division indienne (force expéditionnaire anglo-indienne envoyée en Mésopotamie). Les Britanniques sont écrasés. Le Général Charles Townshed sera enfermé sur l’île de Halki (mer de Marmara), tandis que les troupes seront consignées et privées de liberté dans la ville d’Alep. « C’est l’un des pires revers de l’histoire militaire anglaise, du moins l’un des plus cuisants ». L’Empire britannique est vaincu. L’auteur nommera cet épisode peu flatteur pour cette grande armée aussi humiliée comme étant le « Diên Biên Phu britannique » (p. 20).
Fabrice MONNIER analyse les raisons de cette défaite et de ses conséquences en Mésopotamie et au Moyen-Orient. Il s’attache au fait militaire : l’armée anglo-indienne n’était pas suffisamment préparée pour mener à bien cette expédition. Elle était à la fois faible et fragilisée… Il met en évidence les manques structurels (routes fluviales, routes terrestres pour l’acheminement des troupes, vivres et autres armements…). La défaite est aussi humaine. Pour dire les choses autrement, les Britanniques étaient trop sûrs d’eux-mêmes, confiants, gonflés d’eux-mêmes. A cela, comme le dit l’auteur, faut-il ajouter de l’incompétence et de l’arrogance ? Le terme « arrogance » est peut-être un peu fort mais il marque bien l’état d’esprit de l’époque, et de cette espèce de superbe et de sentiment de supériorité qu’avaient les sujets de Sa Majesté. On se rappellera encore (il y a quelques années) les funérailles grandioses de Lord Mountbatten, comme étant un des derniers épisodes qui se voulaient glorieux de cette période impériale ! Les Britanniques trouvent au Proche et au Moyen-Orient des lieux pour asseoir leur prestige. Il sera renforcé au jour de leur entrée à Bagdad… Les 22 et 23 février 1917, le général sir Frederick Maude, commandant en chef des forces britanniques avance sur Bagdad et la prend (mars 1917).
L’auteur, spécialiste de l’Empire ottoman, s’attache à vérifier ce qui se passe dans les deux camps, quelles sont les pensées de chacun, les sentiments qui prévalent chez les soldats des deux armées (cf. ce qui est dit du soldat ottoman dans les pages 190-191), les enjeux politiques et militaires qu’ils nourrissent de parts et d’autres. Il décrit les terribles conditions de vie du siège de Kut-el-Amara. Le 29 avril, après 147 jours de siège, environ 13 000 soldats sont faits prisonniers. Environ 2 500 malades ou blessés sont relâchés par les Ottomans. Le reste d’entre eux est conduit dans des camps. Presque 5000 de ces derniers mourront de maladie, d'épidémie ou par manque de soins et de nourriture. Des soldats indiens seront enrôlés dans les troupes de l’armée ottomane…
Avec Gertrude Bell que l'auteur mentionne, nous avons un observateur de premier rang qui rend compte de ce qu’elle voit. Cela nous renseigne en beaucoup de domaines : les insuffisances dans l'organisation des opérations, le peu de moyens pour mettre sur pied un corps expéditionnaire aguerri, manquant de soldats, d’hôpitaux, de médecins… et de généraux compétents ; les plus brillants étant restés en Europe. Que faire, donc ?
Nous l’avons dit précédemment ces troupes étaient composées de Britanniques et d’Indiens. C’est aussi un élément important, car les Britanniques véhiculent des attitudes et des idées qui relèvent souvent du racisme. Que venaient faire les soldats de l’armée victorienne ? Venaient-ils défendre la civilisation ? Venaient-ils retrouver grandeur dans ce Berceau de la Civilisation et de la Bible ? Etaient-ils prêts concrètement à administrer, selon des sentiments de gentlemen, la Mésopotamie ? Leurs représentations culturelles et raciales le permettaient-elles ? Sur quelles bases allaient-ils asseoir une nouvelle structure, poser des frontières, accueillir ou chasser tel ou tel groupe de personnes ? Le sous-sol de la Mésopotamie ne renferme-t-il du pétrole en nombre ??? En juillet 1913, Winston Churchill, alors Premier lord de l’Amirauté, prononce à la Chambre des Communes quelques propos éclairants: « Sans pétrole, l’Angleterre ne recevra plus ni maïs ni coton ni toute autre matière nécessaire au fonctionnement de son économie. L’Amirauté doit pouvoir contrôler le pétrole à la source ; elle doit pouvoir extraire, raffiner et transporter le pétrole ». Londres avait des besoins. Il fallait y répondre de la meilleure des façons… Là, tout compte fait, n’est-il pas le centre de toute chose et de toute entreprise britannique ?
Tout cela paraît bien peu orthodoxe et respectueux de l’Histoire, des populations, des confessions et de la culture de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Irak. En 1921, les Britanniques feront le choix de mettre sur le trône des Sunnites, en mettant en minorité les Chiites et les Kurdes. Non seulement, ils seront mineurs au sein de la nouvelle dynastie qui se met en place, mais ils seront surtout éloignés de tous les organes de décisions. On redécoupe des ensembles, et on bouge des populations et des confessions religieuses.
Laissons le mot de la fin à Jacques FREMEAUX, qui signe la Préface : « Le titre du livre « aux origines du chaos irakien » ne se trouve que trop bien justifié, même si l’épisode qu’il traite ne fut que la première série de parties à jouer – et à perdre » (page 15). Un livre qui, d’une certaine façon, nous renseigne sur le chaos oriental que nous connaissons, et dont les chancelleries occidentales ont toujours du mal à saisir les tenants et les aboutissants…
Patrice Sabater, cm
décembre 2017
Fabrice Monnier, 1916 en Mésopotamie. Moyen-Orient : naissance du chaos. Préface Jacques Frémeaux. Editions CNRS. 335 pages. 25 €