Antonio Machado, Le temps de l’exil. 1936-1939
Auteur: Patrice Sabater
Monique ALONSO, « Antonio Machado, Le temps de l’exil. 1936-1939 ». Ed. Riveneuve. Paris, 2015. 155 pages. 18€
« On chante ce que l’on perd »
La Guerre civile espagnole (juillet 1936-mars 1939) fut sans aucun doute l'un des événements majeurs du 20ème siècle.
Né à Séville en 1875, Antonio Machado vivra tout au long de sa vie le long des routes, comme en témoignent ses nombreux points de chute. Les Editions Riveneuve nous donnent l’opportunité de mieux connaître le poète sévillan, et de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure à Collioure.
Monique Alonso, fille de réfugiés espagnols, nous offre une relecture de ce que fut l’exil d’Antonio Machado éminent représentant de « la Génération de 98 », à Collioure à partir d’une documentation historique qui corrige là ou là des erreurs énoncées au fil du temps. Elle a soutenu une thèse de Philologie à l’Université de Pau sur « L’exil des intellectuels espagnols en France » sous la direction du Professeur Manuel Tuñón de Lara. Ces études universitaires se sont terminées par une thèse de Doctorat sur ce thème qui fait encore de nos jours pleinement une actualité mémorielle et urgente.
La biographie quelle nous propose à partir de faits authentiques, de témoignages premières mains ; ceux de sa famille, des personnes qui ont partagé sa vie – familiers ou habitants de ce pays village des Pyrénées Orientales. Chacune de ces personnes ont côtoyé Don Antonio pendant ses dernières années : le poète Rafael Alberti, Carmen Conde, Corpus Barga, Mme Quintana et Mme Figueres, le Docteur Billard… ; et Monsieur Cabot qui enterra le poète. Le livre fourmille de photos, de détails, de témoignages pour nous proposer une « vraie histoire » de l’exil de Machado. Elle dépeint avec minutie, et souvent avec une tendresse non dissimulée, ce que furent les trois dernières années (1936-1939) du poète andalou depuis son départ de Madrid, en passant par Valencia et Barcelone jusqu’à son terminus ad quaem, à Collioure. Sa seule ambition est de rendre le poète au monde de la République et aux Hommes de Lettres dans une authenticité et une véracité simple et historique.
Antonio Machado est enseignant de français à Madrid. Sa famille considère la République comme l’émanation vivante et légitime de la volonté du Peuple. Il se rallie à aucun Parti. Son action est autre. Avec son frère Manuel, ils fréquentent les Cercles intellectuels, publient des articles et des poèmes. Les rentrées d’argent sont chiches, et la pauvreté frappe souvent à la porte. En 1898, éclate la guerre contre les USA. L’Espagne renonce à ses dernières colonies, Cuba, Porto Rico, les Philippines, les îles Carolines, Mariannes et Palaos. C’est la fin de l’empire colonial où le soleil ne se couchait jamais. Ce drame fera émerger la « Génération de 1898 », autour de Miguel de Unamuno. A Paris, il fait la connaissance de Oscar Wilde et d’Anatole France, de Gómez Carrillo, de Pio Baroja ; et de Rubèn Dario.
A Soria, en 1908, il y rencontre Leonor Izquierdo Cuevas, âgée de quinze ans, dont il tombe amoureux. En juillet 1909, ils se marient. Sans doute que le bonheur auprès de sa jeune épouse lui fait oublier ce qui se passe dans son pays où une situation insurrectionnelle à Barcelone, à Saragosse et dans d’autres grandes villes se fait jour. Les Espagnols protestent contre la mobilisation des réservistes dans la guerre au Maroc. A cette époque, il rédige son chef d’œuvre « Champs de Castille », mais la félicité n’aura qu’un temps. Lors de leur séjour à Paris Leonor est touchée par la tuberculose. Désespéré après le décès de Leonor le conduit quitter Soria pour Baeza. Il poursuit néanmoins ses contacts et son activité littéraire auprès de Miguel de Unamuno, Azorin, Jimenez, Ortega y Gasset. En février 1915, son maître Francisco Giner de Los Rios ferme les yeux dans cette Espagne meurtrie. Il sera vite suivi par Ruben Darío. C’est l’époque où il rencontre pour la première fois le jeune poète andalou de Fuente vaqueros (Granada) ; Federico García Lorca.
L’Espagne entre dans une spirale dont elle ne sortira plus. En 1923, le Général Primo de Rivera instaure une dictature militaire après un coup d’état soutenu par l’Extrême Droite. Le Roi Alphonse XIII déconnecté de la réalité ne réagit pas. Depuis son exil Miguel de Unamuno lance un Appel à se lever contre la dictature. Les étudiants sont les premiers à répondre. Le 11 novembre 1926, Machado signe l’appel de l’Alliance Républicaine. Deux ans après, il fera la connaissance de Guiomar ; et en tombera amoureux. Ils vivront un parfait amour jusqu’en 1936.
Après la chute du dictateur, le 14 avril 1931, les Républicains et les Socialistes remportent les élections législatives dans toutes les grandes villes d’Espagne ; ce qui provoque l’abdication du Roi Alphonse XIII. Il participe à la revue Octubre de Rafaël Alberti ; en 1935, il entre en relation avec l’association des « Intellectuels pour la défense de la culture » de Romain Rolland et Ramon del Valle Inclán. Sans doute trop optimiste ou idéaliste Antonio Machado ne voit pas ce qui vient. En juillet 1936, la Guerre civile éclate. A Madrid, il se rend compte qu’il n’est plus possible de rester à l’cart et dans une attitude seulement humaniste. Il décide de s’engager auprès des Républicains et de l’idéal du « Frente Popular », du côté de « l’Espagne implacable et rédemptrice ».
Le 19 août 1936, il apprend la nouvelle de la mort de García Lorca. Il écrit alors un de ses plus grands textes en mémoire de son ami et de son assassinat par les Nationalistes : « Le crime a eu lieu à Grenade ». En juillet 1937, il assiste au deuxième congrès international d’intellectuels antifascistes pour la défense de la culture à Valencia. Humaniste, il aimait le peuple. Il s’érigera contre une culture en tant que privilège de caste dans le but de l’étendre aux masses et aux déshérités. « Diffuser la culture, ce n’est pas distribuer une richesse limitée à la multitude pour que nul n’en jouisse entièrement : c’est éveiller les âmes endormies et accroître le nombre des êtres capables de spiritualité. » Écrire pour le peuple, tel était l’objectif du poète ; et certainement il y avait là une affinité avec Garcia Lorca et Miguel Hernández. Le « Romancero de la Guerre civile » se met en place… Il y contribue avec une vingtaine d’œuvres de Guerre.
En novembre 1936, Madrid est attaquée. Les discours enflammés de la Pasionaria s’adressent avec force au Peuple madrilène « No pasaràn ! ». ‘Ils ne passeront pas !’ A 61 ans, Machado part à Valencia en terre encore républicaine, avec sa mère et son frère José tandis que son autre frère, Manuel choisit le camp franquiste. Il fera de nombreux déplacements en des lieux différents selon l’avancée des troupes nationalistes. En 1938, les Brigadistes se retirent d’Espagne sous les ovations et la gratitude. La Retirada commence pour des milliers de Républicains. Sur les routes, en 1939, ce sont des mines tristes, défaites, et vaincues qui se déplacent portant des valises et peu d’effets personnels avec lesquels ils entreront dans ce pays qui leur avait refusé « une intervention » au nom des idéaux communs d’un autre « Front populaire ». Là, ils espéraient pouvoir continuer la lutte, mais ce sont d’abord les Camps de rétention, d’internement sur les plages françaises du Roussillon qui les attendent. Une vie de misère, de désespoir, de rancœur, et de tristesse commence.
A partir de cette toile de fond, l’objectif principal de Monique Alonso nous permet de suivre l’exil d’Antonio Machado de Madrid, à Valencia, en passant par Barcelone et Figueras. Le poète est épuisé et malade. Il continue malgré tout par sa plume à soutenir la République. En 1938, il arrive à Barcelone et, est témoin d’un des plus sanglants bombardements subis par la population civile, avec celui de Madrid. Il écrit « La Mort de l’enfant blessé ». Il ne cesse d’écrire pour lutter à sa manière dans des revues, signe des préfaces, participe à des interventions publiques… Se sentant arrivé au bout du chemin, il met un point d’honneur à terminer son dernier livre « La Guerre », qui restera le témoignage et sa vérité sur la guerre qui touche le pays de Don Quichotte. Dernier bastion républicain ; Barcelone tombe. Don Antonio prend le train pour rejoindre son ultime lieu de repli.
Ana Ruiz, sa mère, José, son jeune frère et son épouse, ainsi que l’écrivain Corpus Barga prennent le train pour Figueras puis pour Collioure à quelques encablures de leur terre natale déchirée et meurtrie. Le 28 janvier 1939, le train arrive en gare de Collioure. A peine descendu du wagon, le chef de gare Jacques Baills reconnaît l’homme coiffé de son chapeau. Amoureux de poésie, il est sensible à ce que le poète andalou écrit. Pour lui, c’est un évènement ! L’homme fatigué portant le poids de l’exil et de la maladie, aux vêtements aussi usés que son corps, entouré des siens fait halte à la mercerie tenue par Juliette Figueres, qui pleine de générosité et de compassion leur offre du lait chaud, des biscuits, de l’argent, du papier et des timbres pour donner des nouvelles aux filles de José évacuées en Union soviétique. Don Antonio, d’ailleurs, avait émis l’idée de s’y installer.
C’est à l’hôtel Bougnol-Quintana, tenu par Pauline Quintana, que le groupe va s’installer. Là, ils trouveront non seulement un bon accueil mais une femme prête à leur prodiguer tout le réconfort nécessaire. Collioure devient sa terre d’exil. Les forces le lâchent. La lourdeur d’une peine et de rêves meurtris. Il n’écrit pratiquement plus, et la charité de ceux qui l’accueillent devient son seul réconfort. La fin est proche…, L’homme s’étiole au rythme de l’agonie espagnole et de la victoire du Caudillo. Un petit mois passe. Il meurt le 22 février 1939 à Collioure. Sa mère le suivra dans ce voyage Ad Patres quelques jours après. Sur un bout de papier que l’on retrouvera dans l’une de ses poches, il évoque ce petit village, et ce lieu si proche et en même temps affectivement si loin de son pays. Comme pour l’enterrement de Jésus, la famille n’a pas de fond pour y déposer la sépulture. Des amis se mobilisent, comme Joseph d’Arimathie, pour lui donner un lieu pour y reposer. Le cimetière communal sera sa dernière étape où une tombe simple et digne célèbre l’homme discret et si simple. Les obsèques ont lieu le 23 février en présence de réfugiés, d’amis et d’admirateurs autour du cercueil recouvert du drapeau républicain. En 1958, sur l’impulsion et l’initiative d’amis inconnus, et aussi de René Char, Albert Camus et André Malraux on décide d’offrir à Antonio Machado et à sa mère une tombe qui leur soit propre. Sur la tombe d’Antonio Machado (né à Séville en 1875, mort à Collioure en 1939, sur la route de l’exil).
L’auteur nous conduit humblement sur ces chemins d’exil depuis le premier jour avec des détails, de nombreuses photos, une réflexion profonde et tendre remettant à l’endroit ce qui avait été écrit à l’envers ou pas très bien compris sur l’auteur. Elle sait nous faire entrer dans les sentiments intérieurs du poète et des siens avec en toile de fond ce qui se passe en Espagne. Passionnée ; et cela se sent à chaque page de ce livre très intéressant, au sujet de ce poète si mal connu des Français. Le livre n’est pas une étude de son œuvre poétique. Elle se focalise sur l’homme, ses motions intérieures, sa vie, son évolution, et son arrivée à Collioure. Les personnes qu’il a contacté lors des dernières années, et surtout des derniers mois sont omniprésentes.
A Collioure, les amoureux de la poésie, les Républicains, et les amis d’Antonio Machado n’ont jamais oublié cet homme qui aura marqué autant l’Espagne que ce coin de France. Une rue porte son nom, et on le célèbre chaque année le 22 février comme un hommage à ce qu’il a été, et à ce qu’il demeure dans les cœurs. Seul homme de Lettres recevant en continu des courriers, des poésies, des remerciements, des prières sur sa tombe. En 1989, la Municipalité de Collioure dépose une boîte aux lettres sur sa tombe. Un destin, un présent toujours actuel et recommencé pour ces femmes et ces hommes qui se sont battus jusqu’à la mort et/ou dans l’exil combattant le Franquisme, le Fascisme, et toutes les formes d’extrémisme. L’ombre du fascisme semble revenir en Europe, en France ; mais aussi en Espagne. Qui y fera barrage ? Cet homme si singulier manque aujourd’hui à l’Espagne, et à l’Europe…
Louis Aragon a consacré à ce grand poète espagnol un hommage et des vers, qui seront repris par Jean Ferrat pour que nous n’oublions pas ce Républicain rejoignant le panthéon de tous ceux qui ont rêvé de la justice, de la liberté, de la République populaire, et à la liberté et au bonheur pour tous. Parmi tous ceux-ci on compte bien sûr Lorca, Hernandez, Alberti, Cernuda, Neruda… : « Machado dort à Collioure/Trois pas suffisent hors d’Espagne/Que le ciel pour lui se fit lourd/Il s’assit dans cette campagne/ Et ferma les yeux pour toujours. »
Nous avons, grâce à Monique Alonso et aux Editions Riveneuve, un vrai petit livre qui fait actualité, et qui nous donne du bonheur et de l’espérance. A lire !