Au coeur du chaos: la résistance d'un chrétien d'Orient. (Entretiens avec Isabelle Dillmann)
Patriarche Bechara Raï
Père Patrice Sabater, cm
Les premières lignes du livre d’entretiens d’Isabelle Dillmann donnent le ton et la matière de ce livre : « Les chrétiens d’Orient sont les dépositaires d’une mémoire que l’Occident a perdue ou dont il ne veut plus se souvenir. Nous sommes les témoins de l’origine d’une part de votre culture ancrée dans vos racines. Oublier les chrétiens d’Orient reviendrait à vous oublier vous-mêmes. » (page 29) Le titre de l’ouvrage ne laisse pas indifférent par la portée des deux termes choisis « chaos » et « résistance ». Il est vrai que la situation géopolitique et sécuritaire au Proche-Orient ne confère pas à l’espérance. Pour autant, le Patriarche Raï en relisant l‘histoire de son pays et les soubresauts que connurent les chrétiens dans cette partie du monde, ne s’affranchit ni en liberté ni en espérance. Bien au contraire !
Ce livre est celui d’un homme de foi et d’un homme d’Etat qui n’hésite pas à se mettre en avant au risque de la critique et des dangers, par exemple en se rendant en Syrie alors que tout le monde lui conseillait le contraire. Il fit la même chose en accompagnant le Pape François en Israël cf. pages 76, 79, 81-83). Le seul but qu’il s’assigne est celui de mettre en mouvement les ressorts de la paix, de représenter les maronites et les chrétiens d’Orient, de faire se rencontrer les chrétiens et les musulmans modérés... ; en quelque sorte sauver en sauvant l’Orient de lui-même. Il appelle de ses vœux les chrétiens à vivre leur vocation pleinement et entièrement au Proche-Orient. Il n’hésite pas à interpeller, à inviter, à convoquer à Bkerké ou à Dimane les acteurs de la vie politique, culturelle et religieuse. En cela, il se met dans les pas de son prédécesseur Mar Nasrallah Boutros Sfeir, et de tous les autres Patriarches. La tâche n’est pas facile. Il le sait. Aussi, centre-t-il son analyse, principalement dans la deuxième partie, sur le Liban où un fragile équilibre entre les communautés menace continuellement la paix dans un contexte politique tendu, incertain et en prise avec les difficultés structurelles et quasi endémiques du Pays du cèdre.
Au fil des pages et des questions auxquelles il répond sans ambages, se dessine la claire vision d’un Patriarche qui résiste aux critiques de l’intérieur mais aussi à l’image que véhicule l’Occident, à cette volonté non-avouée de redessiner un Orient à son strict bénéfice. Son ardeur au travail pastoral, à la rencontre de tous les Libanais, des chrétiens, et des populations vers lesquelles il se dirige n’a de sens que dans la perspective de résister, de porter une espérance ; et par-dessus tout de repousser l’idée selon laquelle les chrétiens seraient condamnés à disparaître dans les années à venir. Pour résister, il propose aux Libanais, comme aux pays de cette aire géographique, de défendre l’Homme, sa culture arabe, l’unité des chrétiens, les valeurs que portent l’histoire du Liban et « son message ».
La civilisation arabe a un avenir (page 163) dans la mesure où elle tend vers le dialogue, le respect et la paix. Au terme de ce long entretien, il déclare : « (Le Pape Jean-Paul II disait que le Liban) était une terre exemplaire pour l’Orient mais aussi pour l’Occident. Il comprenait en visionnaire que seul le Liban pourrait sauver l’Orient. Car les chrétiens qui y vivent ne relèvent pas d’une expérience de cohabitation avec l’islam mais d’une réalité de coexistence qui a valeur de modernité et d’espoir dans un monde chaotique » (page 260). Une lecture sans concession aux accents graves, d’une grande lucidité, peut-être parfois un peu utopique, mais toujours pleine d’espérance dans les possibilités de l’Homme...
Patriarche Bechara Raï, Au cœur du chaos. La résistance d’un chrétien d’Orient. (Entretiens avec Isabelle DILLMANN). Ed. Albin Michel. Paris, mai 2016. 272 pages. 18 €