Avec Lui, écouter l'envers du monde
Auteur: Bruno CADORÉ
Bruno CADORÉ
Fr Michel Van Aerde, op
Quiconque a rencontré le frère Bruno Cadoré op, a perçu qu’il y a un mystère chez cet homme. « Chez tout homme » préciserait-il lui-même malicieusement. Mais chez le fr. Bruno plus encore. Car s’il écoute beaucoup, il se confie peu. C’est à l’occasion de ce livre, où il ne peut écouter le lecteur, que celui-ci peut entendre ce que le fr Bruno peut nous dire. Il nous parle de lui-même dans la première partie de son livre. Il nous raconte sa famille, son enfance, ses études, sa vocation avec cette douceur et cette simplicité que seule permet l’amitié. Il est un amoureux de l’amitié.
Ces confidences pudiques ont, par ailleurs, quelque chose d’initiatique. Elles sont un partage d’expérience qui nous emmène dans des mondes peu familiers : le métissage, les études de médecine, l’hôpital. Ce pourrait être une simple visite mais le fr Bruno va toujours plus loin, plus profond, vers « l’envers » des choses. Il nous introduit à son écoute personnelle de l’envers de la vie. Comme un médecin avec son stéthoscope, il aime chercher derrière les apparences ce qui reste caché et qui soutient ce que l’on voit, comme le corps porte le vêtement. C’est ainsi qu’il nous conduit toujours à un deuxième degré, voir à un troisième degré de réflexion, à une sorte de radiographie toujours plus approfondie du réel, de la vie, et de ce mystère de l’homme dont il est fasciné. Il n’y a pas seulement l’enfant malade et ce qu’il dit (« Qu’est-ce que tu veux que je dise pour toi à Jésus ? Car je le rencontrerai avant toi… ») , ni sa famille et ce qu’elle vit, ni l’entourage des soignants et ce qu’ils font. Il y a tout un cortège d’interrogations sur l’humanité de certains actes, de certains choix, de la manière de les poser ensemble, bref sur l’éthique en général, l’art de la médecine, l’art de l’action, quand aucune théorie ne peut vous dicter ce qu’il faut faire ici et rapidement. L’Ethique donc, et, à l’école du grand philosophe juif Emmanuel Levinas, l’éthique comme philosophie première. La responsabilité créatrice en quelque sorte. La vocation à se solidariser. « Me voici, je viens » ! L’appel que l’autre m’adresse, me fait exister moi-même, pour lui.
Il s’agit donc d’un très beau livre et, on l’a compris, d’un livre parfaitement original. Ce qui concerne la vocation de prêcheur, l’expérience de la Parole et la démocratie dominicaine, surprendra moins ceux qui partagent l’expérience du fr. Bruno. Mais il est vrai que le mystère n’y est pas moins profond et, pour ceux qui n’y sont pas familiarisés, la lecture de ce témoignage peut grandement dépayser. Le fr. Bruno n’en fait pourtant jamais un monde à part. La levure est dans la pâte. Il faut se garder « de toute idéalisation abstraite du fait religieux ».
Ce livre est aussi original dans son style. Il y a comme une danse, un balancement constant qui berce le lecteur : un pas à gauche, un pas à droite, un grand pas en avant : « Nous et eux, eux et nous, tous soumis à être interdépendants ». Le médecin tente de recoudre ce qui a été tranché, entre les groupes mais aussi dans le cœur de chacun, en refusant catégoriquement de désespérer de la cicatrisation. Dans sa dialectique, Bruno fait alterner les positions, les points de vue, pour aiguiser notre regard et comprendre, par empathie, comment les sociétés se construisent. « Au sentiment d’être marginal répond la volonté de se marginaliser…Les murs d’étrangeté s’édifient aux périphéries parce que ces mêmes périphéries sont abandonnées par les centres. L’impossibilité de la reconnaissance précipite l’inconnaissance qui favorise l’inimitié… ». Ce grand balancement permet de souligner l’unité cachée, la communion, même dans l’erreur, précisément dans la faute et le péché. « Nous devrions savoir que l’histoire nous est commune. Concevoir qu’il y ait eux et nous, irrémédiablement, c’est refuser de voir qu’il y a une communauté humaine de l’erreur, que nous sommes tous à la fois coupables et victimes, que le passé se continue dans le présent et qu’à vouloir bannir l’humanité de l’humanité, nous en amplifions les effets délétères. .. Parmi tant de lieux qui vont mal, l’Occident ne va pas bien. »
Dans l’océan de ces pensées multiples, il y en a une, au détour d’une page, que je n’ai pas comprise. « La difficulté, dès lors que l’on fonde, est de ne pas institutionnaliser ce que l’on a fondé. Il existe une véritable tension entre le charisme de l’itinérance, propre au prêcheur, et la volonté d’installation, vite établie dans les esprits et dans les faits comme une permanence définitive ». Tout dépend peut-être de ce qui est « fondé » et de ce que l’on comprend par institution et installation. L’ordre des prêcheurs s’est institutionnalisé, mais dans un dynamisme. Le défi peut paraître prétentieux d’institutionnaliser le prophétisme, mais le Verbe n’a-t-il pas pris chair ?
On exulte parfois de certaines réactions vives qui, sans le dire explicitement, remettent en place un cléricalisme asphyxiant : « Que pense l’Eglise de la bioéthique ? Mais n’est-il pas dans l’Eglise des hommes et des femmes qui sont biologistes, médecins, généticiens, obstétriciens, spécialistes du diagnostic anténatal ou de la médecine fœtale, tout comme il est des hommes et des femmes du commun qui doivent discerner, au regard de leur expérience de vie et de foi, comment… »
Le poète dont la femme venait d’être assassinée parlait du « pays de l’envers du décor »[1]. Le frère Bruno ne nous parle pas de l’au-delà, mais de l’ici et du maintenant, qui présente un envers, à percevoir, à écouter. Ce livre est riche de multiples perles, des formules à collectionner, il nous présente une attitude à adopter pour être en amitié avec Dieu.
Fr Michel Van Aerde op
Novembre 2018
Bruno CADORÉ, Avec Lui, écouter l'envers du monde. Les éditions du Cerf. Novembre 2018. 256 pages. 20 €.
[1] « Ma loulou est partie pour le pays de l'envers du décor. Un homme lui a donné neuf coups de poignard dans sa peau douce. C'est la société qui est malade. Il nous faut la remettre d'aplomb et d'équerre, par l'amour, et l'amitié, et la persuasion… » Julos Beaucarne 1975.