Des ailes au loin
Jadd HILAL
Père Patrice Sabater, cm
L’année 2018 marque les 70 ans de la Nakba, moment déchirant et fondateur, pour de très nombreux Palestiniens, à quitter leur terre natale. Condamnés à sortir et, pour la majorité d’entre eux, à
ne plus pouvoir revenir. La Haganah (groupuscule armé qui deviendra plus tard l’armée israélienne Tsahal) instaure un régime d’acharnement féroce à l’endroit des Arabes. En 1947, la vie tranquille d’une fillette de douze ans est bouleversée par un évènement qui la poursuivra jusqu’à la fin de ses jours. Elle est promise en mariage à Jahid âgé d’une vingtaine d’année. Lui, était amoureux d’une femme…; mais son père opposa un refus définitif et préfèrera un meilleur parti pour son fils malgré l’âge de sa « fiancée ». Que faire ? Que vivre avec une enfant ? La vie de Jahid et son cœur transi pour une autre en souffriront jusqu’au jour de son suicide… Pourtant, en 1947, il faut partir et fuir les bombardements sur Haifa. Ils s’installent dans la plaine de la Bekaa. La jeune enfant et le jeune homme vivront d’abord la promiscuité d’un camp… Ils auront, malgré tout, sept enfants dont Ema sera l’aînée.
Et là commence l’histoire à rebours. Une phrase de Naïma, la grand-mère de Jadd sera le détonateur étonné. « Moi, je suis partie, mais je suis restée ». C’est ainsi que le jeune auteur cherche à en savoir plus sur le vécu de quatre générations de femmes : sa grand-mère, sa mère, sa sœur, sa nièce. En fait, elles partagent toutes une même expérience de l’exil qu’elles vivent chacune à leur façon mais avec les mêmes tonalités. Toutes parlent « d’un moment en particulier » : celui qui précède immédiatement le départ en exil et sur lequel toutes ont le même regard et la même nostalgie. Ce sentiment bien enraciné en elles les maintient dans une serre chaude dont il ne faudrait pas sortir au risque… de se perdre et de ne plus se (re)trouver. Elles s’accrochent à leurs souvenirs, à leur passé ; et de la sorte « échappent » aux déchirements des départs. L’auteur nous dit qu’elles gardent ainsi leur humour et leur légèreté. Sont-elles condamnées aux mêmes errances ?
Ces femmes n’avaient rien demandé aux hommes. Naïma aurait souhaité vivre sa vie tranquille d’enfant. Ema aurait dans doute rêvé une autre vie… Toutes font face à cette société patriarcale rauque, rude, étouffante, implacable où la femme n’a qu’à obéir… ou bien « gagner » sa liberté. Jadd HILAL a été élevé dans un univers de femmes auprès de sa grand-mère pendant 17 ans. Il parle de cet endroit, de ce qu’il connaît. Il fait remonter les odeurs de la cuisine et des lieux de vie. Il nous fait goûter de l’intérieur l’ambiance d’un foyer palestino-libanais au gré des confidences de ces femmes…
Au fil des pages, les dates qui émaillent le texte nous font suivre les évènements : l’attentat de 1938 à Haïfa par la Haganah, la « guerre civile en Palestine » en 1947, la révolution palestinienne, la guerre au Liban en 1976, puis en juin 1982, l’attentat contre le Premier Ministre sunnite Rafiq Hariri...
Ce premier roman n’est ni une histoire du Liban ni des Palestiniens ni même une chronique du Moyen-Orient. C’est simplement le « destin » (mektoub) de ces femmes orientales qui, dans les Printemps arabes, ont cru voir se lever un espoir … Est-ce là l’intention de l’auteur ? Sans doute pas en première instance ; néanmoins il s’inscrit auprès de ces femmes aimées et regardées comme seul
horizon avant de quitter « le foyer » qui subit les incertitudes de la vie au Liban et au Proche-Orient, la guerre.
Le livre lu, il reste malgré tout une question qui fait écho à l’actualité du moment. Leurs exils vont-ils aboutir ? Y aura-t-il une terre-refuge ? L’exil appelle l’exil ? Est-on condamné à l’errance, une fois déraciné ? « Moi, je suis partie, mais je suis restée ». On reste ce que l’on a été. Même « au loin », l’exilé transporte en lui-même une terre et une histoire, une vie passée, des coutumes qu’il essaye de recréer seul… puis, par mêmeté, par nécessité et dans l’urgence, avec d’autres. On conserve et par là on se rassure. On part, mais au fond de soi on n’a pas bougé… On est resté ! Combien cela est-il vrai dans toutes ces familles exilées de Palestine…, et d’ailleurs !
Il rester des mots, toujours les mêmes mots qui sont beaux, et qui souvent font mal. Ils accrochent l’âme à un-je-ne-sais-quoi. Ema le dit: « Parfois, les mots nous jettent au bord de la route » (page 73).
Un beau roman prometteur qui met en scène des générations de femmes du Proche- Orient, et qui parlent à d’autres femmes…, ainsi qu’aux hommes. Un beau roman, sobre, tendre et lumineux, qui nous parle d’exil et de la liberté à conquérir pas après pas… Des ailes seront nécessaires pour aller au loin. Il sera l’avenir de ces terres de l’Autre Méditerranée. Un grand merci, Jadd !!!
Patrice Sabater, cm
Juillet 2018
Jadd HILAL, Des ailes au loin. Editions Elyzad. Tunis, 2018. 214 Pages. 18,50 €