La fabuleuse histoire du juif errant
Auteur: Patrice Sabater
Pierre-Henry SALFATI, « La fabuleuse histoire du juif errant ». Ed. Albin Michel. Paris, 2021. 208 pages. 19,90 €
La trace d’une image dans l’histoire a répandu des légendes, des histoires, des aversions ou des proximités variables. La légende du « Juif errant » a pu nourrir l’imaginaire au Moyen Âge et à travers le Temps. L’ouvrage que nous propose Pierre-Henry Salfati expose et explique pourquoi cette image a été prégnante à travers les siècles. Il déconstruit ce mythe et cette figure légendaire qui nous est si familière. L'imaginaire chrétien en a été si fortement traversé à travers l’Eutrope médiévale qu’il a révélé la façon dont les juifs été perçus en Occident.
Un récit imaginaire selon lequel Jésus aurait condamné un cordonnier juif à errer sans fin alors que ce dernier l’avait repoussé devant sa Cordonnerie à l’heure de son Calvaire. D’autres Juifs s’étaient arrêtés soit en raison de la foi comme Marie de Magdala ou la propre mère de Jésus, ou bien par contrainte comme Simon de Cyrène. Lui, il n’avait pas fait cas de l’Homme. Il avait refusé au Christ de pouvoir se reposer devant sa cordonnerie. Le personnage du « Juif errant » soulignait la continuité de l’idée juive de la mobilité. L’idée est aussi talmudique. Dieu a créé l’Exil juste pour ramener les juifs dispersés et les sauver...
Toutes ces figures multiples vont donner un argument majeur. L’idée d’une punition motive la théologie. Saint Augustin in. Adversus judaeorum prétend qu’il n’est pas raisonnable de laisser encore vivre les Juifs surtout quand on est Dieu ! Pourquoi Dieu laissait-Il vivre les Juifs alors que le véritable Israël était l’Eglise ? Saint-Augustin devait répondre à cette question théologique. Dieu a sans doute une bonne une raison ! Laisser vivre les Juifs dans leur perpétuelle déchéance. Ils signifieront dans leur errance la grandeur et la gloire de l’Eglise. Une damnation éternelle se profile à l’horizon, et Caïn sera en toile de fond. Un entêtement juif qui va structurer l’Eglise et son antisémitisme ontologique. Les Juifs seront maudits ; et cela court encore dans les esprits jusqu’à notre époque…
L’antijudaïsme chrétien remonte aux origines mêmes de l’Église. L'idée de l'« aveuglement » des Juifs a été un des lieux de distanciation et d’accusation. Le thème théologique de la « Substitution » fait de la Nouvelle Alliance le « verus Israël ». La statuaire médiévale sur les portails des cathédrales affirme au travers de l’allégorie (Ecclesia » et « Synagoga) sa position dominante. Lentement mais sûrement une théologie antijuive et antisémite s’est peu à peu forgée, et un imaginaire s’est instillé dans l’esprit de tout un chacun. L’Ancienne Alliance caduque est dépassée. Le Judaïsme est aveuglé par son refus de reconnaître Jésus comme le Messie. Ainsi, progressivement une iconographie chargée d’antijudaïsme et bientôt d’antisémitisme va proliférer dans toute la chrétienté à travers l’imagerie médiévale à partir du IXe siècle dans toute l’Europe. La communauté juive de plus en plus nombreuse est perçue comme un danger potentiel pour l’Eglise catholique. Aussi la statuaire médiévale affirmera la position dominante et véritable de la foi chrétienne. La double allégorie - Ecclesia » et « Synagoga (deux femmes représentées marquant la victoire de l’une, et la déchéance de l’autre) sur les portails des cathédrales et des églises en est le signe. Chaque image indique toujours plus fortement que le Peuple Juif est un peuple déicide. L’exemple de la Cathédrale de Strasbourg est certainement le plus parlant (13e siècle). Elle présente la « Synagogue » aveuglée, vaincue et soumise. « L’Eglise », elle, est victorieuse. Et, c’est ainsi que lentement mais sûrement une théologie antijuive et antisémite s’est peu à peu forgée, et un imaginaire s’est instillé dans l’esprit de tout un chacun.
Le thème très chrétien du « Juif errant » nait dans cette atmosphère au XIIIe siècle en Angleterre. Ce sont les monastères bénédictins répartis sur tout le continent qui propagent cette légende. Originellement ce personnage de légende n'est ni juif ni errant. Les historiens contemporains rapportent qu’il s'agirait d'un converti au Christianisme qui attendrait la Parousie du Christ en Arménie. L’Arménie ne l’oubliant pas fut la première nation qui fut entièrement baptisée selon la volonté du roi arménien au Christianisme. En 1228, les Chroniques dites « Flores Historianum », du Bénédictin anglais Roger de Wendover atteste qu’il s'appelle Cartaphile. Lors de sa Passion à Jérusalem Jésus lui aurait lancé : « Moi, je vais, et toi tu attendras jusqu'à ce que je revienne. » « Tu marcheras toi-même pendant plus de mille ans ; le Jugement (dernier) finira ton tourment », lui a répondu Jésus. En 1235, le récit est relancé, modifié et agrémenté selon les perspectives du Frère Matthieu. Les récits parcourront les routes dans toute l'Europe. Dans la première version, le Juif errant revient tous les cent ans à l’endroit où il a rencontré Jésus, mais, ne le trouvant pas, il reprend son errance dans l’attente d’une occasion de se racheter.
Son nom change au long de l’Histoire : au Portugal, en Italie, en Espagne, ou dans la « France révolutionnaire ». On retiendra quelques noms : Assuérus, Ahashverosh en hébreu, Cartaphilus, Buttadeus en italien, Malchus dans des versions médiévales. En France, il est Laquedem et plus spécifiquement, chez les Bretons, Boudedeo. En Espagne, Juan Espera en Dios… Des noms correspondant à la langue locale. Des moines anglais décident de synthétiser ces versions dont on commençait à entendre les échos provenant de tous horizons.
Le personnage qui n’était ni Juif ni errant devient au fil du temps l’archétype du « Juif » devant payer sa dette jusqu’à la fin des Temps. Au XVIIe siècle, il devient clairement le « juif » de la légende. Ahasver sera le nom qui lui sera attribué ordinairement. Condamné à marcher éternellement sur les routes du Monde pour expier un péché, pour ouvrir les yeux et réaliser la prophétie de Jésus-Christ… Il appelle au repentir L’Allemagne et la France produiront des textes. On chantera, racontera, fredonnera des complaintes autour de l’histoire d'un juif nommé Ahasvérus. Un homme aux chaussures de vent, éternel passant, qui traversera les villes sans jamais s'y arrêter. Son aspect rebute et interroge tout à la fois. Il porte une énorme barbe et, est vêtu pauvrement. Il serait doté de grands pouvoirs, parlerait plusieurs langues, serait omniscient, et prédirait l’avenir à ceux qui oseraient lui parler.
Son image s'infiltre partout, dans toutes les maisons et dans tous les esprits. Jean d'Ormesson rappellera dans son livre sur le « Juif errant » que, tout au long de l'Histoire, être juif a été une passion. Un orgueil qui coûte cher. Un honneur et des bassesses. Une souffrance, un délire. ''Les Juifs, dit-il, n'en finissent pas d'être crucifiés par un monde qu'ils comprennent et transforment et dominent mieux que personne."
Ironie de l’Histoire : le renversement contre les attentes de l’Eglise, rend la figure du Juif errant très populaire. Au début du XVIIIe siècle, la première image d’Epinal fut « le véritable portrait du Juif errant ». L’imprimerie d’Epinal comprit que sa popularité pouvait lui rapporter une notoriété et des dividendes. « Le Juif errant » entre dans tous les foyers. En France, au début du XIXe siècle, chaque foyer avait sur l’un de ses murs trois représentations. On trouvait à la fois le Crucifix, une photo de l’Empereur et l’image du « Juif errant » ! D’homme, il était devenu un être immortel, le seul à pouvoir directement témoigner du Christ puisqu’il avait connu ! Il était en quelque sorte, le Seul témoin vivant de la Passion. Il devint un héros très populaire. Les complaintes firent de lui un être pathétique et compassionnel. Un héros, qui connaît beaucoup de monde illustre, une machine de sciences, de savoirs, de génie. En voulant en faire un sous-homme, l’Eglise en a fait un surhomme. Aux Etats-Unis, il prendra la forme de « Superman ». En 1933, deux juifs américains (Jerry Siegel et Joe Shuster) créent un personnage contre le nazisme. Il vient en contre-appui au film promu par Hitler (Übermensch). Ce juif-là a décidemment la peau dure ! On n’est pas arrivé à en faire un sous-être !
Un siècle auparavant, Eugène Sue fort du succès populaire d’Epinal et, il créé un être doté de compassion envers tous les damnés de la terre, les pauvres gens, les travailleurs… Il lui attribue une dimension messianique et salvatrice. Pour lui, il est le symbole de l’humanité et le défenseur des opprimés se battant pour la liberté et le progrès social. Il fait de lui, un Socialiste avant l’heure qui se met du côté des petits et du peuple. Son livre a un succès retentissant au XIXe siècle. Le « Juif errant » est celui de tout le monde. Baruch Spinoza est condamné à ce que personne ne l’approche à moins de deux mètres. Il était devenu un Juif philosophiquement errant. Le grand Miguel de Cervantes et son « Don Quichotte » fut poursuivi comme juif marrane. Au « Juif errant » d’Eugène Sue a succédé bien plus tard un antisémitisme que le nazisme a su mettre en forme. Il sera récupéré par des scientifiques, des médecins novateurs et également par des auteurs antisémites de tout crin.
Le psychiatre Jean-Martin Charcot s’était étonné que dans son hôpital, trois patients sur cinq étaient juifs. Il décrit minutieusement ce qu’il nommera un syndrome de névropathes voyageurs. Serait-ce le début de l’antisémitisme scientifique ? Il estime qu’à l’Hôpital de La Salpétrière, « les Sémites ont le privilège de présenter à un degré extrêmement accentué tout ce qui peut être imaginé dans le domaine des affections neuropathiques. Il serait très intéressant de faire une étude spéciale des maladies d’une race aussi singulière que cette race de Sémites qui a joué un si grand rôle dans le monde depuis l’Antiquité ». « Le Juif errant n’existe pas ailleurs qu’à La Salpêtrière. Un psychopathe voyageur qui est là sous nos yeux. Il est obligé de bouger partout ! »
Son disciple le Docteur Henri Meige dira que « le Juif errant des estampes anciennes n’est autre que le vrai Juif errant de la Salpêtrière ». Drumont n’y voyait que du pain béni pour asseoir sa théorie malfaisante, raciste et antisémite. En France, Léon Blum est caricaturé en « Juif errant », qui avait permis de faire rentrer en France des Juifs errants venus de toute l’Europe.
Chacun à travers cette figure trouve ce qu’il veut. Il un révélateur, miroir tendu à chaque civilisation et à sa perception des Juifs tantôt positive et tantôt négative.
Est-ce que le Sionisme a-t-il permis d’y mettre un terme ? L’Histoire de Pourim doit-elle se répéter sans cesse ? La fin de l’errance juive annonce le Messie. Israël est sans doute pour les Juifs un prélude mais n’est pas le Messie ! C’est une étape mais qui n’est pas encore terminée. Dieu ramène toujours à Jérusalem même si les Juifs sont au pied du Mur. Indestructible, immortel, le « Juif errant » semble ne pas trouver la paix. Quand sera-t-il possible pour lui de trouver le pardon et le Salut ? Devra-t-il errer durant toute l’éternité pour ne pas avoir accueilli celui qui s’était arrêter à son atelier de cordonnier ? Sortira-t-il un jour du pays de Nod ; pays d’errance en Hébreu ? Ce « Juif errant » est arrivé à Auschwitz mais il continue son Chemin.