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La Maison du Maroc, à Paris. Une résidence étudiante dans le tumulte de l’Histoire

18 janvier 2024 | resena
La Maison du Maroc, à Paris. Une résidence étudiante dans le tumulte de l’Histoire

Auteur: Patrice Sabater

Mostafa Bouaziz et Guillaume Denglos, « La Maison du Maroc à la Cité U. Lieu de mémoire des étudiants marocains à Paris ».  Ed. Riveneuve, Paris, 2022 - 332 pages. 26 €

De nombreuses visites sont organisées à Paris voulant donner un aperçu du « Paris arabe ». On se cantonne essentiellement à une partie du 5ème arrondissement. Ordinairement « La Maison du Maroc à la Cité universitaire » dans le 14ème arrondissement de la Capitale échappe à la visite ; et pourtant son histoire est riche et extraordinaire, étonnante en rebondissements, et toujours contemporaine. Le livre publié aux Editions Riveneuve retrace cette histoire grâce à ses deux auteurs : Mostafa Bouaziz et Guillaume Denglos. Cet ouvrage tente de réanimer l’âme d’une maison qui s’est endormie.

Tout d’abord rebelle et insoumise, elle rentre peu à peu dans le rang en devenant certainement « plus fade » et moins réactive aux Temps modernes, aux exigences de la pensée intellectuelle et politique. Une pensée toujours à réformer qui s’étiole au fil du temps et des combats philosophiques, politiques ; et voire religieux (marxistes nationalistes, panarabistes, progressistes, islamistes...).

Une histoire mouvementée au cœur de l’Histoire…

La question de l’accueil des étudiants nord-africains se pose à la France dès 1925. Il est facile d’administrer des autochtones sans instruction mais devra-t-on faire avec des jeunes éduqués ? Certains y voient un danger politique à venir qui pourrait émerger en raison d’une élite éduquée dans les pays du Maghreb (Algérie, Maroc, et Tunisie). La création d’une « Cité U » ouverte « aux indigènes » est perçue avec une réserve affichée. La Cité ouvre malgré tout. En 1925, elle accueille un certain Habib Bourguiba qui sera bien plus tard le « libérateur politique » et historique de la Tunisie. Il en sera d’ailleurs son premier Président. La Seconde guerre mondiale fait naître une volonté politique qui s’écrit selon les courbes des nationalismes ; et des velléités à trouver une liberté, une identité culturelle et politique.

Malgré l’inquiétude, en 1949, Alphonse Juin, Résident général français au Maroc, donne son accord pour que soit créée un Pavillon marocain à la Cité universitaire (Paris). C’est un véritable acte politique majeur d’autant plus que les relations entre la monarchie chérifienne et la France ne sont pas au beau fixe. Le projet est considéré comme s’apparentant à une « ultime tentative de contrôle colonial par le logement, d’une jeune élite marocaine de plus en plus militante ». N’en déplaise à ceux qui craignaient une mainmise de la France ou une arrivée massive de perturbateurs, la Maison du Maroc va devenir un « haut lieu turbulent du Maghreb à Paris ».

Au Maroc, les années de guerre ont fait émerger de nouveaux mouvements politiques créant leurs propres instances et partis politiques comme l’Istiqlal ou le Parti de la Démocratie et de l’indépendance. L’autorité du Sultan est remise en cause. Les évènements se succèdent tant au Maroc qu’en France. Les choses vont vite… La pensée est en alerte. Le Sultan et l’Istiqlal octroient des bourses aux étudiants marocains.

Les patriotismes nationaux font leur apparition. La résistance consiste à se libérer du colon français ; ce qui agitera quelques villes du marocaines. La répression contre les Partis nationalistes sera ferme. En août 1953, le Sultan Sidi Mohamed Ben Youssef est déposé. A Paris, en octobre 1953, la Maison du Maroc ouvre ses portes. Les étudiants marocains engagés dans la mouvance nationaliste tentent d’investir la Maison pour qu’elle devienne un lieu en faveur de l’indépendance du Maroc. L’Union des étudiants marocains (UEM), fondée en 1951, est dissoute. L’Amicale des étudiants de Paris, est alors créée. La Section parisienne de l’Istiqlal domine, et ouvre une cellule dans le Pavillon du Maroc, qui milite pour le retour d’exil du Sultan. La présence à Paris de ces jeunes Marocains majoritairement liés au mouvement indépendantiste favorise la constitution d’une communauté soudée par un idéal puissant (« watan » un espace politique entre la patrie et la nation). Les Français avaient ourdi le projet colonial de faire de ces étudiants des cadres actifs pour la pérennité du Protectorat français au Maroc ; mais ce sera un échec cuisant.

En novembre 1955, le Sultan est de retour. Les étudiants estiment qu’un « Maroc nouveau devient possible », et le pavillon devient « un espace où fleurissent tous les espoirs d’émancipation des intelligentsias, marocaines, maghrébines, arabes ». C’est alors que la Maison devient un « foyer national » où l’indépendance du Maroc est célébrée, et où l’anti-impérialisme devient la référence. Le Sultan devenu roi en 1957 sous le nom de Mohamed V soutient l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM) ; syndicat actif pour un Maroc indépendant. Les notions de démocratie, de liberté, d’égalité des chances et de modernité pour un Maroc qui avance avec son temps font partie des rêves et des aspirations politiques de ces jeunes étudiants. L’engagement anti-impérialiste du syndicat étudiant rentre en conflit avec le Gouvernement français. La Question algérienne ravive nécessairement les tensions. Le ver serait-il dans le fruit ?

En 1961, Mohamed V décède prématurément. L’UNEM entre en résistance contre le nouveau monarque ; le roi Hassan II. Sa conception du pouvoir est aux antipodes de celle de son père : une monarchie absolue qui ne se discute pas. La visée est de revenir à la Tradition dans tous les pans de la société, et principalement à la « Taâ » (soumission aux rois, aux pères, aux cheikhs). Société patriarcale on retrouvera d’une certaine façon cet esprit dans la fascination du « Raïs » (Chef, Guide ou leader). La Gauche marocaine est aux antipodes de cette idée de la monarchie. La Constitution de 1962 est rejetée. Les étudiants de la Maison du Maroc sont divisés sur cette question ainsi que sur « la Guerre des sables » (1963-1964) l’opposant à l’Algérie. L’assassinat, à Paris, de Mehdi Ben Barka en 1965, émeut les étudiants. La Maison du Maroc devient de plus en plus un lieu de contestation, une « place libérée » et un « embryon d’une société marocaine progressiste et solidaire ». « L’état d’exception » est alors décrété en 1965.

Trois ans après, le climat révolutionnaire en France et le soulèvement des étudiants dans les universités se répand en France, et dans nombreux pays à travers le monde. La résidence des étudiants marocains n’échappe pas à cette ébullition politique et révolutionnaire. La Maison devient une véritable Agora où la Révolution est dans tous les bouches et dans tous les esprits. Le Monde va changer !  Des débats sont organisés et des personnalités de premier plan s’y succèdent. À partir de 1973, Hassan II ayant échappé à deux tentatives de coups d’État en 1971 et 1972 se donne une nouvelle image de rassembleur au cœur du monde arabe, et dans son pays. Sur le plan intérieur, le roi gouverne en autocrate et en monarque absolu n’acceptant aucune contestation. Il dissout le syndicat estudiantin l’UNEM. À la Maison du Maroc, les factions de Gauche se déchirent ; mais la lutte contre ce pouvoir autoritaire continue. On y parle des révolutions du Vietnam, du Cambodge et du Yémen du Sud. Le syndicat se consolide en France et en Europe revendiquant le respect des libertés démocratiques et le refus de la sélection au niveau des admissions. Ils dénoncent aussi les incarcérations, les tortures, les enlèvements et les assassinats au Maroc.

À partir de 1975, Hassan II coupe court à toutes les revendications en lançant une grande mobilisation et la « Marche verte » pour la « récupération du Sahara occidental » et la sauvegarde de « l’intégrité territoriale ». Il parvient ainsi à susciter un sursaut national qui consolide son pouvoir.

Un Maroc nouveau apparaît après les années de plomb, et les résidents de la Maison du Maroc se sentent concernés par ce qui se passe au pays. Des débats passionnés s’y tiennent, au cours desquels il n’est plus question d’opposer la République à la monarchie. Un changement serait-il possible au sein du régime monarchique ? Un concept nouveau prend forme au cours des discussions, celui de « Nation ». Judicieusement un glissement s’opère vers un dépassement de toutes formes d’opposition pour un « consensus national » voulu par Hassan II.

Les nouveaux résidents venus du Maroc sont très imprégnés par cet enthousiasme patriotique et adhérent à cette « aventure citoyenne ». La question du Sahara occidental devient centrale dans les préoccupations des résidents. Lors des débats, les notions de « Révolution » et de « Peuple » sont déconstruites, et beaucoup se demandent comment articuler désormais « Patriotisme » et « Progressisme » ? Les partisans de l’autodétermination du peuple sahraoui clament leur indépendance vis-à-vis de l’Algérie, tandis que les partisans de la marocanité du Sahara fournissent des efforts pour se distinguer du Maroc politique. Hassan II autorise le retour à la légalité de l’UNEM en 1978. La Maison du Maroc cesse d’être un bastion hostile à l’État faisant place au « consensus national ». Le syndicat a du mal à gérer ses contradictions internes, et ne parvient plus à se positionner dans le champ politique renouvelé par le roi. Le lien entre le syndicat et les résidents se creuse. La Maison du Maroc devient progressivement un Centre culturel officieux invitant de nombreux intellectuels ; dont Benjamin Stora.

De 1992 à 1995, des Islamistes sont élus au Comité des résidents. Elle avait marginalisé la mouvance nationale et les défenseurs de la démocratie. L’UNEM bascule dans le conservatisme religieux. L’activisme des islamistes est encouragé par l’image du Front islamique du salut (FIS) algérien. La Gauche affectée est démobilisée par la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du Bloc socialiste. Les Nationalistes arabes, quant à eux, sont très affaiblis par la défaite du régime de Saddam Hussein en 1991. Tout est bouleversé… A la mort de Hassan II, en 1999, la Maison du Maroc reste fermée près de sept ans. Lorsqu’elle rouvre ses portes en 2008, une génération d’étudiants très peu politisés prend possession des lieux, marquant une rupture notable avec leurs prédécesseurs. La rénovation du bâtiment sans lieu d’accueil pour les étudiants, sans lieu de sociabilité, sans restaurant, sans projets culturels accentue « un vide vital ». La notion de communauté des résidents disparait.

La Maison du Maroc c’est aussi l’histoire d’une construction pas si linéaire que cela…

En 1920, un industriel français, Émile Deutsch de la Meurthe souhaite créer un établissement pérenne, social, accueillant et solidaire. Il n’existe pas encore dans la capitale française un lieu d’accueil pour des étudiants. Il expose son projet à Paul Appell, Recteur de l'Université de Paris. Le ministre de l'Instruction publique, accepte de soutenir les deux hommes. Il les soutiendra très longtemps auprès de plusieurs partenaires français et étrangers estimant que la construction d’une Cité internationale serait une vitrine universitaire et fraternelle pour le monde. Paris innove…

La Fondation nationale de la Cité internationale universitaire devient une réalité. Les premiers étudiants arrivent en septembre. Le Gouvernement marocain signe une Convention, le 4 juillet 1949 pour que la Maison du Maroc y aménage quelques chambres pour y recevoir les étudiants marocains. L’ouverture réelle aura lieu en octobre 1953. Les bâtiments accueillent alors 160 lits, et celui de Walter 95 lits. Le style de la Maison du Maroc est essentiellement l’œuvre de trois architectes : Albert Laprade, Jean Vernon et Bruno Philippe.

Avec le temps, le bâtiment a vieilli. La Guerre n’a pas permis de pouvoir poursuivre les aménagements nécessaires. En 1982, que Hassan II affecte des crédits pour réaliser les travaux : ajout d’un petit corps de bâtiment, une cafétéria réunissant les deux bâtiments. Ils vont fusionner. André Paccard, Directeur des bureaux techniques du Palais chérifien, amplifie son aspect traditionnel maghrébin en introduisant un décor marocain (patio et un hammam, tuiles vernissées, un dallage en mosaïque, porte monumentale entièrement auvent désormais paré de bois sculpté adoptant le zellige…). On augmente de quelques chambres les lieux d’accueil passant de 208 à 229. Ces travaux se termineront en 2008. L’idée est de faire de cette Maison un lieu ouvert, hospitalier, accueillant comme si c’était une maison (Dar Al Maghrib) traditionnelle maghrébine et orientale. Le livre foisonne de détails sur la construction, l’aménagement et le réaménagement des lieux.

Un rayonnement culturel du Royaume du Maroc à Paris

La Fondation sera enfin reconnue d’utilité publique par le décret du 22 novembre 2011. La Maison du Maroc contribue à la formation de l’élite marocaine, prépare non seulement les étudiants marocains au Master ou au Doctorat, mais accueille également des Chercheurs, des professeurs visiteurs, et des artistes. Les activités culturelles et universitaires qui y sont organisées s’inscrivent dans un esprit de convivialité, de partage de la culture, et des valeurs traditionnelles du Maroc. La visée est de faire collaborer les résidents comme les visiteurs à une volonté de promotion des valeurs de paix et de dialogue, de tolérance et d’humanisme, de multiculturalisme, et de respect de l’Autre. Tout au long de l’année des conférences, des congrès, des tables rondes, des expositions, des concerts, des pièces théâtrales, des événements cultures ou artistiques rassemblent un nombre important de participants. 150 nationalités différentes s’y côtoie. Son rôle de pont et de coopération entre le Maroc et la France prend tout son sens, et contribue à tisser des liens entre les deux rives de la Méditerranée.

Cet ouvrage était nécessaire parce qu’il manquait dans le paysage architectural, historique, et des relations entre la France et le Maroc. Il est souvent oublié des circuits touristiques et des cercles culturels parisiens. Cette Maison, un peu endormie aujourd’hui, est beaucoup moins turbulente et beaucoup moins à la pointe de la réflexion philosophico-politique. Les jeunes semblent être à l’écart des décisions, de la pensée et de l’organisation de la vie politique, culturelle et intellectuelle. Elle n’est malheureusement pas le seul endroit où le Monde arabe est aujourd’hui en retrait sur les grandes questions du Monde. Sachons, à nouveau, la faire vivre en lisant ce bel ouvrage fourni et sérieux, et en visitant ces lieux… pour qu’ils vivent longtemps comme un lieu libre de la pensée, du multiculturalisme, et qu’ils nous transportent !

Patrice Sabater