La Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXème-XXème siècle)
Auteur: Enzo TRAVERSO
Enzo TRAVERSO
Père Patrice Sabater, cm
La chose est entendue en Europe et dans le monde depuis la chute du mur de Berlin, et de façon plus actuelle en France depuis le dernier scrutin électoral : la Gauche dans sa diversité est vaincue. Ce postulat posé est d’abord un choc, puis il devient soit une mélancolie affirmée soit une mélancolie « rampante ». L’idéal idéologique est affecté. La dynamique est rompue, et les espoirs déçus au fil des défaites successives. Il convient de se réapproprier cette histoire, de l’appréhender à nouveaux frais en essayant de la mettre en perspective. C’est ce à quoi s’attache Enzo TRAVERSO dans son ouvrage réédité aux Editions La Découverte; « Mélancolie de gauche – La force d’une tradition cachée (XIXème-XXème siècle) ».
La gauche européenne serait définitivement dans un trou béant, dans une impasse dans laquelle elle aurait perdu son authenticité, sa capacité de s’organiser et de se relever ? L’auteur nous présente ses convictions au travers de cinq chapitres. Au lendemain des grands rendez-vous électoraux, tous les politiques disent qu’ils ont compris. Et pourtant, le matin arrivant, ils reprennent le même jargon et adoptent les mêmes attitudes qui mettent à distance les électeurs et renvoient plus loin les espérances nourries. Que faut-il faire des défaites ? Comment peut-on les analyser ? L’Histoire de la Gauche est semée de défaites successives en Europe (1848, la Commune de Paris, l’écrasement de l’insurrection spartakiste à Berlin en janvier, le soulèvement du Ghetto de Varsovie, l’éclatement de l’URSS…,) et dans le monde (la lutte en Bolivie avec Che Guevara, la chute de Salvador Allende…). La Commune de Paris (du 18 mars au 21 mai 1871), à elle seule, avait nourri tant d’espoirs chez les ouvriers, chez des penseurs tels que Marx ou Engels ! Si ces derniers gardent l’espoir, Auguste Blanqui en revanche semble accuser le coup et ne voir que dans l’avenir d’autres défaites inéluctables… Comment cela consonne-t-il ? Sur quelle réalité et à partir de quel imaginaire ? "Les faits sont têtus", dira Lénine, aussi convient-il de garder la tête froide et le cœur chaud pour analyser les faits. Il nomme cela "l’analyse concrète de situations concrètes".
C’est ce que soutient l’essayiste quand il dit que "la tristesse et le deuil, le sentiment écrasant de l’échec, des amis et des camarades perdus, des occasions ratées, des acquis détruits, du bonheur volé ont accompagné l’histoire du socialisme depuis ses débuts". Une mélancolie surgit dans le cœur de celui qui mettait son espoir sur des réels changements féconds et durables. Ces derniers sont défaits ; et c’est alors que l’Homme produit un ensemble d’imaginaires. Sans aucun doute la séquence 1989-1991 est-elle un tournant décisif dans ce bouleversement profond des mentalités politiques et idéologiques à Gauche. Que se passe-t-il ? Un monde ne s’effrite pas seulement. Il s’effondre complètement et durablement. Le socle qui favorisait la lutte des classes et l’engagement révolutionnaire a perdu sa boussole. Il ne sait plus se diriger, et bien loin est « l’épopée glorieuse des triomphes et des grandes conquêtes » (p. 9). Alors, sans doute devient-il urgent de relire pour comprendre ?!?
Cinq études sont nécessaires pour mettre en lumière cette "mélancolie’". Le premier chapitre s’attache à étudier les figures importantes du mouvement ouvrier. Tour à tour les personnages défilent : Karl Marx, Auguste Blanqui, Louise Michel, Jules Vallès… On y parle aussi de Rosa Luxembourg, de Tocqueville, de Léon Trotsky ou du Comandante Che Guevara. L’auteur n’interroge pas seulement les idéologues, les politiques et les penseurs, mais également l’Art. C’est ainsi qu’il offre une lecture de l’œuvre du peintre Gustave Courbet au sujet de deux moments critiques pour le mouvement ouvrier : les épisodes de juin 1848, et « la semaine sanglante » de mai 1871.
Le deuxième temps de cette étude historique concerne les rapports entre marxisme et la mémoire. "La mélancolie, dit-il, entretient une relation privilégiée avec la mémoire, qui en est le vecteur, le réceptacle, le gardien, ou, l’on veut le régisseur". (p 73) L’auteur tente de mettre en synopse le christianisme et le communisme.
Il développe un point de vue intéressant autour de l’image et de sa proximité avec le christianisme. Par exemple, il nous informe que : "Ces affiches et statues de Lénine sont la version séculière d’une iconographie d’inspiration biblique. Elles rappellent par exemple une célèbre gravure de Gustave Doré montrant Moïse descendant du mont Sinaï avec les tables de la Loi et son doigt pointé vers le ciel. Ainsi, l’espérance messianique s’était transformée en incitation à l’action révolutionnaire. Cette affinité étonnante entre les iconographies socialiste et biblique, son modèle, révèle la permanence, dans la tradition communiste, d’une impulsion religieuse – visuellement exhibée quoique niée théoriquement – avec son athéisme affiché" (p 87). (cf. idem - page 90 avec Marx). On retrouvera également une scène assez christique dans la présentation du corps de Che Guevara. L’activité cinématographique n’est pas en reste. Le cinéma « des révolutions vaincues », dans une troisième partie, présente les doutes et les attitudes de ceux qui ont perdu. Notons, par exemple, La Terre tremble de Luciano Visconti, Land and Freedom, de Ken Loach, Rue Santa Fe de Carmen Castillo.
Le quatrième chapitre propose de relire les spectres du colonialisme comme étant "un rendez-vous manqué" (p. 145).
Enfin, le dernier chapitre, intitulé « Concordance des temps », débute par la mort romantique du philosophe Walter Benjamin à Port-Bou le 26 septembre 1940. Plus proche de nous, Enzo TRAVERSO nous dépeint un dirigeant important du Paris insurrectionnel de 1968. Il s’agit de Daniel BENSAÏD – militant et dirigeant de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR). En 1991, il dressait ce constat lucide : "La Gauche a mal à sa mémoire. Amnésie générale. Trop de couleuvres avalées, trop de promesses non tenues. Trop d’affaires mal classées, de cadavres dans les placards. Pour oublier, on ne boit même plus, on gère. La Grande Révolution ? Liquidée dans l’apothéose du Bicentenaire. La Commune ? La dernière folie utopique de prolétaires archaïques. La révolution russe ? Ensevelie avec la contre-révolution stalinienne. La Résistance ? Pas très propre dès lors qu’on y regarde de plus près. Plus d’évènements fondateurs. Plus de naissance. Plus de repères". (p 185). Les années 1989-1990 seront, pour lui aussi, un tournant décisif. Redevenu un simple militant, il s’investit dans la relecture de Walter Benjamin et de Karl Marx… Ce jeune juif idéaliste cherche avec Henri Weber les traces de la « mémoire messianique ». Le mot est lancé au cœur de Paris du monde, où s’agitent Jean-Paul Sartre, Edward Saïd, Noam Chomsky, Max Weber… Réinterpréter Marx voilà l’idée de ce jeune philosophe politique… Il affirme son idée de « messianisme » contre celle de « l’historicisme ». Selon lui « la révolution avait besoin d’un élan que seules l’expérience et l’inspiration religieuses pouvaient lui donner.» (p. 211)
Le livre d’Enzo TRAVERSO aide à « ré-enchanter ce monde de la Gauche », à se réapproprier les grandes intuitions des siècles passés qui ont amené des progrès de justice et d’égalité (et, parfois malheureusement pas que cela…). Ce ré-enchantement permettrait sans doute à la Gauche d’espérer à nouveau. Cette dernière s’est trouvée dépossédée de ses espérances, de sa quête de justice sociale au moment où le Mur de Berlin est tombé, et avec lui l’ancien bloc socialiste. Il n’y avait alors plus de point d’ancrage et d’horizon. Pour autant, « l’accumulation de défaites » ne saurait en tout et pour toujours cristalliser cette mélancolie en panne de propositions. Un « messianisme révolutionnaire », cher à Walter Benjamin, pourrait remettre en route une « conscience » qui manque tant à la Gauche du XXIème siècle. Cela est possible si, d’une part, l’on tient comme important une critique aussi objective soit-elle et, d’autre part, à partir du moment où celle-ci réinvestirait les lieux fondateurs de sa pensée ainsi que de sa praxis !
L’auteur se situe à Gauche, et son milieu familial (père communiste et mère catholique de Gauche) nous informe sur ses intuitions profondes et sur sa recherche. La mélancolie ne saurait être à gauche une pathologie doloriste sans rebond possible. « C’est par les défaites que l’expérience révolutionnaire se transmet d’une génération à l’autre ». (p 224)
Un livre dense et instructif pour ceux qui veulent approfondir l’histoire des mouvements sociaux et des idées politiques au moment où l’on parle beaucoup de l’agonie de la Gauche. Cela intéressera partisans et possibles détracteurs…
Patrice Sabater
Novembre 2018
Enzo TRAVERSO, Mélancolie de gauche. La force d'une tradition cachée. Editions La Découverte. Paris, avril 2018. 232 pages. 11 €