"La mort à vif. Essai sur Paul de Tarse" de René Lévy
Auteur: Patrice SABATER PARDO
René Lévy, La mort à vif. Essai sur Paul de Tarse
René LEVY propose une lecture qui cherche le point de vue au-delà du verset ; c’est-à-dire au-delà de la lecture immédiate, politique, historique ou seulement spirituelle. La tradition chrétienne voit jusqu’à nos jours, dans les Apôtres Pierre et Paul, les deux « colonnes » du Christianisme. Les évêques se rendent à Rome pour rencontrer le pape, l’évêque de Rome, sur le seuil des Apôtres Pierre et Paul ; la visite « ad limina apostolorum ». Pourtant la figure de Paul se détache. Il est perçu comme celui qui a proposé un discours charpenté, un regard en rupture d’un point de vue talmudiste. Sa théologie est telle qu’on le reconnaîtra rapidement comme étant le véritable fondateur et « idéologue » de la pensée chrétienne. Juif, de culture et de naissance, il est aussi pénétré par les cultures grecques et romaines. Il est l’homme des carrefours et des chemins qui se croisent, et qui appellent une démarche supplémentaire pour aller au cœur de ce qu’il nous proclame. Ainsi, le texte du philosophe René LEVY nous éclaire à ce sujet en nous invitant à scruter et à chercher ce qui pourrait se cacher derrière le Grec…, des mots, une structure en consonnance avec la langue hébraïque.
L’auteur de « La mort à vif. Essai sur Paul de Tarse », René LEVY, est né à Paris en 1970. Il étudie le Talmud et la philosophie à Strasbourg et à Paris. Philosophe, il présentera en 2006 sa thèse sur une des colonnes du Judaïsme. Nous le connaissons comme Directeur de la collection « Les Dix paroles » aux éditions Verdier, et comme Directeur de l’Institut d’études lévinassiennes fondé en 2000 à Jérusalem par son père Benny Lévy, ainsi que par deux philosophes de renom : Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy.
Depuis un siècle environ, les penseurs et les théologiens cherchent à circonscrire l’Apôtre Paul dans une pensée religieuse, spirituelle et dogmatique. Certains le pensent comme le « promoteur » de la révolution permanente et marxiste. Les théologiens protestants, et surtout catholiques à la suite du deuxième Concile œcuménique du Vatican (1962-1965) en font la référence par excellence du Christianisme. Il supplante l’Apôtre Pierre qui, pourtant avait reçu les Clefs des mains mêmes de Jésus, et en avait fait son Successeur (Mt 16,19 ; 18,18 /et cf. Is 22,22). Etonnant donc de voir le dernier des Apôtres n’ayant pas fait partie des Douze apôtres, et ne s’étant pas trouvé autour de la Table eucharistique du dernier Seder de la Pâque au Cénacle. Etonnant de voir ainsi au premier rang celui qui avait été le pourfendeur des chrétiens devenir l’Apôtre de référence ! Certains biblistes verraient dans ses Epitres une source proche de la communauté juive, et sa manière qu’il adopte relire l’Histoire du Salut, non pas en rejetant le modèle gréco-romain mais en l’incluant. Il n’y aurait donc ni plus deux sources mais trois à considérer : une culture hébraïque, grecque dans un environnement latinisé et romain.
Dans la geste de Saül de Tarse, qui deviendra Paul l’Apôtre des Gentils ou des Nations, René LEVY pointe avec raison l’épisode du Chemin de Damas et sa conversion suite à une rencontre qui le jette à terre après être tombé de sa monture. L’iconographie est nombreuse et les textes hagiographiques tout autant. Les chercheurs sont aujourd’hui très dubitatifs pour attester l’évènement. Si l’image est forte, et sans doute nécessaire pour marquer les esprits, elle n’en n’est pas pour autant exacte et véridique stricto sensu. L’auteur habitué à faire se rencontrer les traditions philosophiques occidentales et juives, nous propose de revenir aux sources. Le propos a son importance dans le sens où il ne cherche pas tant à souligner ni à établir des correspondances, des proximités ou une continuité entre la pensée et la doctrine de Paul avec le Judaïsme. La question est de savoir comment ce zélé défenseur de la loi mosaïque et de la Halakha, telle que vécue au 1er siècle, a pu se départir et s’éloigner du substrat juif, de sa culture pour rejoindre l’enseignement de Jésus de Nazareth, roi et messie, Fils de Dieu et Dieu lui-même ?!? Le Chemin de Damas a ouvert une béance, et a fait surgir de très nombreuses apories en regard de la position pharisienne qui était la sienne jusqu’à cet évènement et cette « conversion » (metanoïa). La pensée paulinienne, marquée par le péché dans le cœur de l’Homme, souligne aussi la difficulté qu’il aurait eu à mettre concrètement la Loi mosaïque en application dans un Monde captif du Mal. Selon, lui, il y avait une autre possibilité qui viendrait percer le mur de la nuit profonde en touchant les cœurs d’une façon décisive : le Salut par le Christ donnant au cœur de l’Homme les moyens d’être touché par la Grâce divine et miséricordieuse. La foi en ce jeune rabbin de Nazareth, dans le Fils de l’Homme mort et ressuscité, serait pour lui le Seul et unique chemin pour avoir accès au Salut. En allant, s’il le faut jusqu’au martyre (témoignage ultime de la foi et par reconnaissance filiale à l’enseignement du Christ), le chrétien aborde désormais sa vie sous d’autres auspices. Paul ne rejette pas la Loi, qu’il connaît bien, mais ne lui reconnaît plus la possibilité de répondre à la question du Péché et du Mal. Il trouve la Loi irrecevable, dépassée et désormais caduque. Bien évidemment, cette théologie va à l’encontre de la pensée générale de la communauté juive pharisienne, de la Torah des « Sages du Talmud »…
Saül de Tarse a dû faire ses preuves et défendre ses idées. Autant violent dans les actes qu’habile et fougueux dans son discours, il s’était opposé à l’Apôtre Pierre au Concile de Jérusalem. Il semble que ce fut Jacques, et non Pierre, qui présida le Concile de Jérusalem (Ac 15, 19; Ga 2,11-14). Pierre ne revendique rien de plus que l’honneur d’être un apôtre par la grâce de Dieu (1Pi 1,1), et un ancien quant à ses fonctions (1P 5,1). Il n’hésite pas à dire ce qu’il pense, à l’expliquer avec audace et tempérament. Le fait que le Crucifié se révèle être « Christos »/le Messie, et qu’il était ressuscité des morts lui donne des ailes. Pourtant, il n’a jamais directement entendu l’enseignement de son nouveau Maître (Jésus)... Il affirme que Dieu-Père, Créateur de l’Univers, a envoyé son Fils unique - Jésus, et que ce dernier est Christ ; c’est-à-dire le Messie d’Israël. Il sort de la Trinité, s’incarne, vit, meurt et ressuscite le troisième jour ; tel est le Kérygme chrétien). Il affirme encore que l’Homme n’est plus esclave de la Loi ni du péché mais qu’il est libéré par la mort et par la résurrection du Fils de l’Homme. Il y a donc un au-delà du verset à accueillir dans la foi nouvelle se libérant du « vieil homme », et ouvrant des perspectives de libération.
René LEVY n’oriente pas sa réflexion autour du Discours de Jésus et de son enseignement mais bien sur la conception paulinienne. L’homme est instruit et pétri, nous l’avons dit, de culture grecque et romaine. Il connaît la Torah et le Talmud enseignés auprès du célèbre et sage rabbi Gamaliel. Il a les moyens et les dispositions pour charpenter une pensée, pour conceptualiser des données théologiques, les mettre en perspective, et en proposer une théologie solide. On ne trouve plus exactement dans ses Epitres les mots et les catégories théologiques du Judaïsme. Il ne parle plus, par exemple, de « Messie » mais de « Christos ». La Grâce a atteint sa plénitude (« plerôma »), sa pleine et entière réalisation en Jésus-Christ. La Loi… n’a pas été donnée comme moyen de salut. Elle a été accordée après le Salut par grâce lorsque Dieu eut délivré son peuple de la Maison de servitude. C’est la Grâce, et non la Loi, qui assure le Salut. Ainsi, les catégories théologiques nouvelles sont au service d’un nouveau discours sur Dieu et sur le Salut.
Moïse et Jésus-Christ sont tous deux médiateurs de ces deux éléments distincts, mais le verbe qui exprime cette médiation est différent : la Loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ, etc... Si la Loi n’a pas été donnée comme moyen de Salut (Ac 13.39; Ro 3.20; Ga 2.16, 21; 3.11), son but était de révéler aux Hommes leur péché (Ro 3.20; 5.20; 7.7; 1Co 15.56; Ga 3.19) afin de les conduire à Dieu, pour qu’ils obtiennent son salut par grâce. Si elle a été donnée au peuple d’Israël, Dieu a néanmoins soumis Israël, comme étant un échantillon de toute l’Humanité, à l’épreuve de la Loi. L’Evangile ne supprime pas la loi, il la confirme, et montre comment elle a été pleinement satisfaite par l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ. Ainsi donc, celui qui croit en Jésus n’est plus sous la Loi ; mais sous la Grâce (Ro 6.14). En Christ, il est mort vis-à-vis de la Loi et, est délié de toute dette. Pour l’Apôtre, la loi de Moïse ne peut donner la vie. Si elle l’était, alors « la justice viendrait vraiment de la Loi », (Ga 3, 21).
Serait-ce de la pure spéculation ? René LEVY, estime qu’il conviendrait de penser la loi en termes de « vie » ; c’est-à-dire en utilisant le verbe « vivifier » (Rm 4, 16-17), et voire le verbe « ressusciter » ; là est le nœud gordien de la théologie paulinienne déployant toute une réflexion autour de l’idée vie/mort et mort/résurrection. Seul, le Christ Jésus, peut dans l’Esprit venant du Père, non seulement être ressuscité mais promettre cette Résurrection. Elle devient réalité, celle du « Dieu vivant », engendrant la Vie. Il considère que Moïse qui reçut indirectement la Loi n’est pas capable de la conférer, et reste donc « lettre morte ». Ce point précis est directement en lien avec le Discours programmatique de Jésus dans la synagogue de Nazareth proclamant que cette Loi s’accomplit aujourd’hui en Lui.
Serait-ce là, une exploration fidèle et interprétative de la Parole vivante de Dieu ? Jésus n’avait-il pas déjà étendu l’impact créatif de la Torah en-deçà des repères habituels ? Il avait proposé non pas de délégitimiser mais « d’accomplir » parfaitement. Jésus reconnaît que les Pharisiens observent la Loi avec minutie, mais sans y mettre le cœur pour Dieu et pour leurs frères (Mt 5, 17-18). L’observance ne suffit pas ! Ainsi, l’ordre nouveau est accompli, surpasse et remplace l’ancien. C’est ce que tend à démontrer l’auteur. Comment la communauté juive a accueilli les propos de cet ancien pharisien zélé qui venaient percuter le champ des possibilités envisageables ? René LEVY entre en discussion avec saint Paul en restant collé au texte, aux mots hébraïques, et à la culture judaïque de l’Apôtre des Nations dans laquelle il était baigné. Les trois sources culturelles et lexicales appellent des aller et retour entre le texte massorétique et celui de La Septante. Paul ne peut en avoir fait abstraction. Il revient à la Source, et au « sitz em leben » (terreau fondamental) dans lequel s’est pensé, construit et écrit cette doctrine spirituelle… René LEVY nous entraîne au cœur même de la foi des Pharisiens en s’accrochant aux mots et à leur sens ; c’est-à-dire au sens qu’ont voulu leur donner les Pharisiens au 1er siècle. Pour retrouver l’intention de Paul, l’auteur emprunte le même chemin que celui qu’a initié Paul. La démarche théologique paulinienne s’efforce de penser à nouveaux frais la doctrine née au cœur du Pharisaïsme en s’éloignant du dépôt traditionnel de la foi du Peuple d’Israël. La reconnaissance de Jésus comme Messie, Fils du Père, confessant à la fois un Dieu trine, à la Grâce qui s’y rapporte ainsi qu’au Kérygme. Tout ceci conduit, de fait, à une fracture et une séparation. René LEVY note qu’« il y a fissure dans la doctrine des pharisiens, (et que) Paul ouvre largement les brèches ».
Il y a, ici, bien plus que le respect des règles et des mitsvot à respecter. Il y a ce complément au cœur de la foi que seule la Grâce divine permet. « La Grâce peut davantage… ». Nature, Mal, Péché originel, Péché et Miséricorde, Vie éternelle, et Corps des Hommes toujours confrontés aux limites peccamineuses donnent à la théologie paulinienne un environnement particulier. Les Pères de l’Eglise, et en premier lieu Saint Augustin, seront pétris de ce rapport au péché et au corps jusqu’à aujourd’hui. Le « problème majeur, sinon le seul, du paulinisme » s’interroge l’auteur se fixe sur la possibilité de penser « comment faire que la chair meure sans entraîner la mort de l’homme ». Il précisera sa pensée en affirmant que Paul voit « la résurrection comme vie de l’esprit dans une chair morte, par l’inversion d’un esprit mort dans une chair vivante ». Cette théologie telle qu’énoncée enferme-t-elle plus qu’elle n’ouvre ?
René LEVY relève au fil de son étude bien documentée et argumentée les points de rupture, les enjeux humains, théologiques, philosophiques et anthropologiques qui s’y rapportent. Le lecteur juif ou chrétien pourra être désarçonné au gré des déplacements philosophico-théologiques que la lecture de ce livre solide demande. Au terme du livre, est-il encore judicieux de se demander si Paul de Tarse est resté intimement lié au Judaïsme de son enfance, à la lecture talmudique et midrashique des textes scripturaires, ou bien au contraire la culture gréco-romaine qu’il a acquise, a pris le dessus ? S’il part de la source hébraïque, il utilise néanmoins l’ensemble des ressorts, du corpus de la pensée et de la philosophie gréco-romaine pour proposer sa pensée. On comprendra alors pourquoi des distances de plus en plus marquées existeront avec le Judaïsme rabbinique (יהדות רבנית, Yahadout Rabbanit), courant issu du Judaïsme pharisien après la destruction du Second Temple de Jérusalem en 70 ap. JC. Ce courant deviendra peu à peu la norme du Judaïsme tandis que le Christianisme, et tel que le propose saint Paul, va s’accroître et se répandre peu à peu autour du bassin méditerranéen. Les continents théologiques se distendent et s’éloignent peu à peu. Est-ce définitivement de façon irrémédiable ?
Cet ouvrage renouvelle notre approche de la pensée de saint Paul à partir du substrat judaïque et de son environnement. La lecture attentive du livre dense permettra d’envisager notre compréhension de la question messianique sous un jour nouveau. Un document nécessaire dans le dialogue inter religieux et judéo-chrétien pour comprendre la religion de l’Autre. A lire !!!
René Lévy, La mort à vif. Essai sur Paul de Tarse. Editions Verdier, Paris 2020. 336 p. 22 €