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La pensée du Retour après Rosenzweig et Lévinas de Benny LEVY

18 novembre 2022 | resena
La pensée du Retour après Rosenzweig et Lévinas de Benny LEVY

Auteur: Patrice SABATER PARDO

La pensée du Retour après Rosenzweig et Lévinas de Benny LEVY

La « Pensée du retour » – est une expression liée étroitement à Benny LEVY. On la rencontre déjà chez Emmanuel Lévinas. A cette question universelle, l’auteur donne une réponse résolument juive. Son épouse, Léo Lévy, propose aux lecteurs le dernier Séminaire de Benny LEVY « avec les traits caractéristiques (du philosophe) : rigueur des articulations, vigueur des formulations ».

Le philosophe et penseur, Benny LEVY est né au Caire le 28 août 1945. A 11 ans il quittera l’Egypte avec ses parents. Il décèdera à Jérusalem en octobre 2003. En 1965, il rencontre Louis Althusser, et s’engage à l’UEC (Union des Etudiants communistes). Sous le pseudonyme de Pierre Victor, il dirige dans les Années 1970 la « Gauche prolétarienne ». Militant maoïste dans ses jeunes années, il devient en septembre 1973, le secrétaire particulier de Jean-Paul Sartre. L'expression « de Mao à Moïse » pourrait être un raccourci de son itinéraire personnel et intellectuel. Elle témoigne d’une certaine façon de l'évolution d'un certain nombre d'intellectuels juifs de l’après-guerre. Certains intellectuels juifs, mais ce ne seront pas les seuls, entreprennent une mue politique et de la pensée en laissant le rêve révolutionnaire jusqu’à parfois l’antimarxisme, et dans le cas de Benny LEVY (et, d’autres encore) à un retour aux valeurs du Judaïsme. Revenant sur cette époque, en 2002, il avouera sans détours : « Première monstruosité : ce pseudonyme, Pierre Victor... Dans la Gauche prolétarienne, le groupe que j'avais construit, on m'appelait Pierre, après m'avoir appelé Jean : rien que des évangélistes... Comme l'écrivait Henri Heine, je payais le billet d'intégration à la société française : on m'appelait Pierre Victor ; quand j'entendais ce nom, quelque chose en moi hurlait : ce n'est pas moi ! » Jusqu’à cette date, il considérait que la forme la plus haute de la politique était la Révolution, mais constatant ses échecs et pointant ses impasses, il abandonne la philosophie politique. C’est alors qu’intervient un autre moment important dans son itinéraire : La Question juive. Elle sera au cœur du dialogue permanent qu’il aura avec le philosophe existentialiste, qui reviendra en tout ou partie sur la conception qu’il en avait préalablement. Il se tourne désormais vers les textes du Judaïsme.

Effet déclencheur, à partir de 1978, il découvre les écrits d’Emmanuel Lévinas. Il apprend l’hébreu et étudie le Talmud. Dans une interview qu’il avait accordé, il précise que c’est « en lisant les livres de Levinas, j’ai soupçonné que derrière l’écriture grecque, il y avait quelque chose d’autre et je me suis mis à apprendre l’hébreu ».  A Strasbourg à la Yeshiva des étudiants, auprès de Rav Eliyahou Abitbol, il deviendra familier de la Torah ; période durant laquelle il se rapprochera d’un maître de la Kabbale : Charles Mopsik. Il devient le conseiller scientifique auprès de la Collection « Dix paroles » aux Editions Verdier, en 1979. Il fréquente alors l’université La Sorbonne (Paris VII) où il enseignera jusque dans les années 1990. Un mouvement intérieur s’élabore au fil des années au point qu’il décide de faire son Alya en Israël ; et plus précisément à Jérusalem. Il trouve dans la capitale éternelle un lieu pour réfléchir, enseigner et mener un dialogue permanent avec ses étudiants. A Jérusalem, l’institut organise régulièrement des séminaires, de grands débats et de grands entretiens. Il y fonde en 2003 une école doctorale sous le nom d’Institut d’études lévinassiennes qui organise régulièrement des séminaires et des grands débats. Des philosophes français partageant le même intérêt pour le Maître lithuanien le rejoignent. C’est ainsi qu’il recevra Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Levy avec qui il noue un dialogue intellectuel soutenu. Ils se réunissent autour des textes de Lévinas parce qu’il y avait là un point d’appui, une concordance d’esprit, une base pour le dialogue. En principe, c’est autour de la Torah que les Juifs trouvent ce point de convergence et de dialogue possible au cœur d’une saine havrouta où l’on s’applique à donner du sens aux versets. L’étude appliquée (Limoud) est liée fortement aux mitsvot, et situe de fait « la pensée du Retour » comme étant « une pensée de l’existence, hors philosophie » Pour Lévinas, le Texte in fine par excellence ne pouvait être que celui du talmud et de la Torah. Avec ces deux philosophes, il s’applique à renouer avec le texte talmudique en passant par le creuset lévinassien comme dénominateur commun et point de convergences avec la Sagesse juive et ses penseurs.

C’est dans ce contexte qu’une intime conviction advient au point de le tarauder de l’intérieur et trouvera comme un écho dans son livre « Visage continu ». Comment traduire « la pensée du retour » ? Comment traduire la notion familière et fondamentale dans la religion juive autour du mot « Techouva », reprise avec bonheur ces dernières années par le Rabbin Adin Steinsaltz ? Cette pensée du « retour » est motivée par une réflexion qui mûrissait lentement en se fixant sur l’idée de « l’être que l’on est », de « l’être juif ». Qu’est-ce que c’est exactement ? Comment cette identité peut se dire ? Pour y répondre, il étudie les grands philosophes tels que Platon, Spinoza, Schelling, Rosenzweig, Sartre…, mais aussi la Tradition judaïque. 

Cette pensée nait dans l’exil. Il pose comme vrai qu’il existe une antinomie avec la Torah, une guerre métaphysique entre la philosophie et la Sagesse juive (khokmah חכמה, la Sagesse). Il s’agit d’un débat de la pensée avec les Sages et les penseurs d’Israël. L’exil avait fait du Juif un être errant balloté de pays en pays. En raison des circonstances historiques depuis le 17ème siècle jusqu’à aujourd’hui, le Juif s’est lié avec l’Occident ; d’où une tension permanente entre la philosophie et l’âme juive. Il s’y est perdu dans la Modernité, et en a payé le prix fort jusque dans la Shoah ! Benny LEVY y décèle les traces d’un reniement. Le « Juif moderne » a perdu ses repères et ses références fondamentales. Il s’est lui-même mis en exil… Au « Juif moderne » ou « Juif du Siècle », il oppose la notion de « Juif du retour ». Celui qui, par exemple, décider de monter à Jérusalem qui ne relève pas de la philosophie, mais simplement de l’étude juive. L’émancipation et la modernité pas pu ni su éloigner le Juif de ce qui allait être une des pages les plus tragiques de l’Humanité. Il témoigne en se mettant au milieu de cette histoire commune : « Le Siècle nous faisait un crédit illimité ; le Juif honteux pouvait être fier, sans frais : il n'était plus le Juif moderne, mais le Juif du Siècle. Nous ne remarquions même pas que nous étions en train de payer l'absence de lamentations. Le prix : l'obscurcissement du rapport du fils au père. Dans les Lumières, nous avions perdu la mère ; dans la Nuit : le père. Enfants adoptifs du Siècle, nous pouvions nous mêler à tous ses combats. Ils se révélèrent douteux, qu'à cela ne tienne : nous pouvions nous retourner contre le Siècle, en véritables enfants. Contre le Siècle de la barbarie s'élevaient alors l'humanité et ses droits. »

La Shoah et la création de l’Etat d’Israël ont obligé à repenser l’identité juive au-delà, avec la « modernité ». La Shoah a remis en perspective l’universalité du Peuple juif dans son rapport au Mal en questionnant l’absence apparente d’un Dieu qui se tait (cf. Hans Jonas, Primo Levi, Elie Wiesel et André Neher) en faisant des Camps de la mort un « théâtre de la mort de Dieu ». La « pensée du Retour » requiert une critique de l'a-théologie du « Juif moderne » en réinterrogeant la « Théologie du silence de Dieu » après Auschwitz, critique de la Théodicée en mettant en synopse la notion du Mal absolu. La création d’un Etat réactive l’identité juive en réaffirmant la question du messianisme et de la renaissance l’hébreu.

C’est dans cet esprit que le livre « Visage continu » de Benny LEVY a pu voir le jour. L’originalité de ce Séminaire réside dans le fait que l’auteur relit à nouveaux frais les textes de Lévinas en les questionnant. C’est comme si le disciple menait un dialogue avec son Maître en opposant Lévinas à Lévinas ; c’est-à-dire en opposant le philosophe phénoménologue (spécialiste de la pensée de Husserl et de Heidegger) au philosophe juif… au Juif lui-même : « faire jouer Levinas contre Levinas ». En d’autres termes, il s’agit dans ce Séminaire de faire jouer la Sagesse juive en regard avec la philosophie. L’enjeu est clairement la Question du Mal. Le « Juif moderne » est celui qui a survécu à l’Holocauste. A celui-là particulièrement, et à d’autres aussi, est posée cette question : pourquoi le Juif ne peut pas parler du Mal absolu ? La question nous est contemporaine et tellement encore actuelle… C’est, en fait, l’âme juive qui est ici en question parce que les cicatrices d’un passé récent ne sont pas encore refermées. En traitant cette thématique existentielle du Mal et en étudiant les références juives, il réactive un vrai débat, un vrai dialogue avec le philosophe lithuanien, et nous oblige à opérer des déplacements. Pour ce dernier, la philosophie ne pouvait qu’avoir le dernier mot. Benny LEVY récuse cette vérité en essayant d’en montrer les mécanismes et les impasses, et en s’attachant à la Sagesse d’Israël.

La « Techouva » de l’auteur a impliqué des changements radicaux dans sa vie d’homme et dans sa vie de foi. Il décide de tout quitter pour s’immerger dans l’étude des textes et de la Tradition d’Israël. Ce qu’il fait là, Rosenzweig ne l’a pas fait ! Il pense que ce dernier ne maitrisait pas nécessairement assez bien la connaissance des textes. Il estime qu’il va plus loin. Pourtant, Franz Rosenzweig, ami et proche de la pensée de Martin Buber, était un philosophe reconnu !

La transcription de ce séminaire qui eut lieu d’octobre 2002 à juin 2003, et qui fut le dernier de Benny LEVY permet au plus grand nombre d’avoir accès à sa pensée. L’ouvrage reprend chaque séance et propose une articulation autour des différents pans de sa pensée. Il essaye de dire comment Benny LEVY construit-il cette « pensée du Retour » ? À partir de quelles notions, de quelles situations cette pensée du Retour peut-elle s’élaborer ? Ce Séminaire lui permet de relégitimer la Tradition juive, de critiquer la pensée sans doute trop positive et enthousiaste des philosophes allemands des Lumières (l'Aufklärung). Qui mieux que l’un de ses proches amis pouvait rendre compte de ce qu’il fut ? « Il habitait cette intersection de la philosophie, de la tradition occidentale et de la tradition juive, obsédé par cette double origine Athènes et Jérusalem », notait Alain Finkelkraut. Un livre à lire !!!


Benny LEVY, La pensée du Retour après Rosenzweig et Lévinas. Editions Verdier, Paris 2020. 441 pages. 24 €.

© Article paru in. Revue SENS – n° 442 (mai-juin 2022)