Le premier mot « Au commencement ». Histoire d’un contresens
Auteur: Patrice Sabater
Pierre-Henry SALFATI, Le premier mot « Au commencement ». Histoire d’un contresens. Ed. Fayard. Paris, 2020. 232 pages. 18 €
L’histoire d’un « contresens ». C’est un livre sur Le Livre (A Sefer), un livre sur l’Histoire de l’Homme et de cet Univers que Dieu a voulu lui donner. La chair (« bassar ») se faisait Verbe. Dieu se donne et s’expose. La traduction a toujours suscité des contestations, des commentaires et des interrogations. La traduction du premier mot de la Bible n’y échappe pas.
Il n’est pas seulement question de temporalité. Quand on passe de l’Hébreu au Grec, puis au Latin ; et enfin aux langues indo-européennes, c’est tout un univers de pensée, de références, la construction d’un monde qui se joue. La traduction se exactement à ce carrefour qui ouvre à une polysémie, à de nombreux champs d’exploration au risque de tomber dans un « contre sens ». Il faudra à l’exégète, au lecteur attentionné, au savant de jongler avec la philologie, la philosophie, la religion, l’Histoire, la sociologie, la géopolitique pour essayer de balbutier quelque chose, de propose une porte d’entrée qui dira bien plus qu’elle ne dit en fait. Un autre petit livre, celui de Catherine Chalier « Pour lire la Torah » pour nous donner des clés de compréhension pour entrer dans cet univers particulier et universel à la fois, magnifique et qui nous fait tourner la tête. Creuser. Utiliser ce verbe hébreu « Darash » pour nous aider à avancer en creuser toujours plus profond notre sillon, nos vies, le sens des choses, et à entrer dans le Mystère de la Création…, et de la Vie. Le Rabbin Marc-Alain Ouaknin affirmait dans son livre sur la genèse de la Genèse que tout était déjà « en gestation » dans les sept premiers mots de la Bible. Habituellement, nous lisons : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ». Il propose que l’on lise désormais : « Premièrement. Elohim créa l’alphabet du ciel et l’alphabet de la terre ». André Chouraqui, quant à lui, avait choisi le terme « d’Entête » se référant davantage à ce qui est au-dessus, au début, le début… come à pour la Fête de Rosh Ha shana : ce qui commence., ce qui vient devant, en premier… comme « l’entête d’une lettre » ! Pierre-Henry Salfati se concentre sur le premier mot de la Torah « Bereshit ». Le mot est utilisé une seule fois dans l’ensemble du Pentateuque.[1] Un mot qui annonce, qui ouvre, qui nous fait passer la porte pour ne pas nous laisser dans le vestibule. Une antichambre pour découvrir d’autres choses… La Torah commence donc par un premier mot et une première phrase.
L’auteur ouvre un livre difficile. Le Livre de tout ce qui viendra après… ce qui débute, ouvre, origine toutes choses : la Genèse (Bereshit). Sans doute faut-il le redire une fois encore. Le mot hébreu utilisé, que reprendront les rédacteurs de la Septante à Alexandrie dans un sens particulier, retranscrit en Grec par « Ein Arkêi »[2], ne renvoie pas à une chronologie. Cette réappropriation a conféré durant des siècles un imaginaire (surtout chrétien), qui a fait éloigner le lecteur et le croyant de la réalité difficile de cette traduction. L’auteur essaye d’en préciser les contours, en comprendre les mécanismes, et en souligner les « débordements » linguistiques, théologiques et spirituels. Il le dit avec délicatesse et force : « Non seulement il ne s’agit pas d’un simple jeu, l’aspect ludique voire artificiel étant proprement secondaire, mais il s’agit ici d’une « intelligence » à l’œuvre, hors normes… » (p 142). « La langue hébraïque est à « contresens » peut-être plus qu’une autre langue, parce que son lexique est à ce point polysémique qu’il a pu permettre aux détracteurs du texte biblique de juger que l’on peut faire dire n’importe quoi à ce livre. » (p 228)
S’il n’y a pas de temporalité, il n’y a pas non plus, comme l’entendent les Chrétiens, d’antécédence et/ou de préexistence éternelle d’un Fils qui serait l’Un de la Trinité. En tant que tel, le premier mot n’est précédé de rien du tout. Selon l’auteur, il serait même en quelque sorte « un mot superflu, un mot en trop, un mot dont on pourrait très bien se passer ». Il accepterait même une formule qui nous étonne un peu, en avançant le fait que l’on pourrait commencer par : « Dieu créa les Cieux et la Terre », et non pas « Au commencement, Dieu créa les Cieux et la Terre ». Plus étonnant encore, le célèbre talmudiste champenois avancer a que, selon lui, que la Torah devrait débuter à Ex 12, puisque c’est dans ce récit biblique que pour la première fois la Loi est rapportée aux Hébreux. Si l’on en croit Rashi, il aurait posé un commentaire prophétique en estimant que s’il y avait le texte de la Genèse dans le Tanakh c’est que Yahvé avait le désir que le Peuple juif puisse « répondre un jour à l’accusation des nations qui lui reprocheront de voler une terre qui ne lui reviendrait pas de droit. « Toute la terre appartient à Dieu. Il l’a créée et Il l’a donnée à qui bon Lui semblait. C’est par Sa volonté qu’Il l’a donnée à ces peuples et par Sa volonté qu’Il la leur a reprise pour nous la donner ». Chose étonnante dans ce commentaire de médiéval de Rashi, c’est qu’il soit en avance pour son temps. L’analyse du Champenois est de nature géopolitique, et n’en trouvera que sa réalité politique seulement avec la création de l’État d’Israël, en 1948. Il veut exprimer à travers le mot « Bereshit » la place et le destin du Peuple juif au sein des nations.
L’ouvrage est une invitation à apprendre, à étudier, à approfondir ces sens et ces « contresens. Un célèbre commentateur et un vrai maître spirituel contemporain a donné des pistes pour apprendre. A partir de son étude ininterrompue et profonde de la Torah et du Talmud, le Rabbin Adin Steinsaltz, conduira ses disciples sur le chemin du savoir et de l’étude, de la pensée hassidique. Il propose un chemin de vie et de rencontre au cœur de la judéité et de l’identité juive. Il accompagne chacun à participer de façon très pédagogique chaque lecteur à la découverte des trésors du Judaïsme en reprenant une série de textes, d’articles et de conférences écrits et donnés tout au long de sa vie. « Apprendre en toute délicatesse » est une invitation à apprendre, à étudier le Judaïsme et la Torah à partir d’une méthode. Il faut vouloir apprendre. C’est une quête et un combat… « un vouloir » apprendre. Comment aider ses enfants à se construire dans un monde en constante mutation ? Comment aider le Juif à garder sur les choses, le monde et les personnes une conception juive en croissance ? Comment mettre au cœur de sa vie cette nécessité en progrès touchant autant l’intellectuel que le spirituel ? Pour lui, c’est un chemin progressif de toute une vie où, selon Rachi, « le sens simple des choses se renouvelle ». Le deuxième axe est sans doute la raison même de ce livre. « Ma volonté la plus profonde est de raviver mon peuple, de réveiller en chacun le noyau intime de son âme juive ». Il s’agit d’un encouragement à transmettre le patrimoine judaïque, et à le partager dès le jeune âge et le plus largement. La Torah ne peut être emprisonnée, et que rien ne peut enfermer ce que Dieu dit aux hommes. Ainsi, selon lui, « être Juif, c’est construire sa vie selon un mode tout particulier, dans lequel Tout est Torah. Le rôle d’un Rav, au vrai sens du terme, est donc d’aider chaque Juif dans une telle direction et c’est pourquoi il doit pouvoir s’exprimer dans tous les domaines de la vie ».
Nombreuses explications sur les sens du mot « Bereshit » dans cet ouvrage qui se décompose en 32 chapitres, comme un clin d’œil aux 32 voies de la sagesse du Sefer Yetsira ou Livre de la formation, l’un des premiers écrits de la Kabbale. Le nombre 32 est la correspondance numérique (Guematria) du mot « Lev » (le « cœur »). Les deux lettres « Beth » de « Bereshit » et le « Lamed » de Israël forment ce mot. L’un pour débuter et l’autre terminant la lecture de la Torah ; et c’est bien le cœur qui en est le centre. Sans le coeur y aurait-il un véritable amour pour l’étude de la Parole de Dieu qui fut « en premier » ?
Les six lettres du mot « Bereshit » contiennent les lettres « Alef » et « Resh » du mot « Or » qui signifie lumière. Il resterait donc quatre lettres formant le mot Yaveshet (« assèchement ») qui priverait le monde créé, selon Maïmonide, de la Lumière de la Création, des luminaires essentiels à la vie. Les kabbalistes y perçoivent aussi la notion de « tsimtsoum » (rétraction de l’absolu divin), du fait que la lettre hébraïque « Vav » manquerait au mot « Or », et renverrait à l’idée de rétractation. L’auteur reste fidèle à l’esprit de la Kabbale, et à ses interprétations.
Ce cœur (lev) est appelé à apprendre et à transmettre aux Générations futures (cf. Parasha Toledot). Chaque lettre est scrutée et analysée pour révéler son sens profond et originel. Ainsi chaque mot, chaque racine a sa valeur propre. Selon le grand mystique Eliyahou ben Shlomo Zalman (le Gaon de Vilna, 1720-1797)[3] estime que les lettres du mot « Bereshit » correspondent à cinq qualités essentielles et incontournables pour étudier la Torah : Beth, bitahon-(confiance) ; resh, ratson (volonté); alef, ahava (amour); shin, shtika (silence); youd, yirat (crainte), et tav (Torah).
Le livre de Pierre-Henry Salfati est une étude et un commentaire, un pèlerinage aux côtés du grand Rashi pour approfondir ce qui est le tout premier mot qui a ouvert tant d’horizons.
[1] C’est un hapax. Un mot intraduisible et démontre en s’appuyant sur Rachi de Troyes, que ce mot n’a jamais voulu dire « Au commencement ».
[2] « En archê en ho Logos. Kai ho Logos en pros ton theon, kai theos en ho Logos » (Jn 1,1). Il s’agit dans ce premier chapitre de Saint Jean de faire écho au Livre de la Genèse pour témoigner de la divinité éternelle de Dieu et Créateur. Bien évidemment cet Evangile très théologique veut dire, ici, plus qu’on ne le penserait dans une lecture seulement linéaire. Ce texte lu au Jour de Noël met en avant Jésus-Christ comme antécédent à toute chose, l’Alpha et l’Omega, Fils éternel du Père vers qui Il est tourné de toute éternité.
[3] Grand opposant au courant Hassidique.