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L’Éden à l’aube

17 mars 2025 | resena
L’Éden à l’aube

Auteur: Patrice Sabater

Karim Kattan, L’Éden à l’aube. Éditions Elyzad, Tunis, 2024. 336 pages. (21,50 €).

En Palestine, « l’Amour est force de création »

« L’Amour est force de création ». L’Amour serait-il plus fort que Tout comme le dit saint Paul dans la Première Lettre aux Corinthiens ? En effet, l’Amour triomphe de tout même au cœur des pires cauchemars. M’est-il encore permis malgré la laideur d’aimer et d’être aimé ? M’est-il possible de rêver et de faire des projets ? Tout au long des six jours de la Création Dieu dit « que cela était bon ! ». Créer est la part du divin en nous. C’est cette étincelle merveilleuse qui emplit le monde un jour du Temps. Il crée l’Homme à son image ; et voilà que tout est à refaire et que le cri remonte du plus profond de la Terre… L’Amour présenté et perçu comme un espace créationnel, et où les sentiments des uns sont aussi valables, que les sentiments des autres.

Le troisième roman de Karim Kattan publié aux Editions Elyzad (Tunis) vient en quelque sorte poser cette question fondamentale. Il met en scène deux hommes qui se rencontrent chez Tante Fatima, à Jérusalem. Quand Isaac, réceptionniste dans un petit hôtel de Jérusalem, voit Gabriel, il est fasciné par sa beauté. Pour le retenir, il lui raconte des histoires de jinns, de chevaliers ; et tous les soirs Gabriel revient. Ils échafaudent un projet fou : partir en vacances, malgré les contraintes, malgré les checkpoints et les humiliations. Faire ce rêve dans son propre pays, s’échapper « en amoureux » de Jérusalem au Sud c’est repousser l’horizon, c’est entrer non seulement en résistance mais se donner la liberté d’être et de devenir. Une histoire d’amour qui se soustrait. Ils sont rattrapés par la politique de colonisation qui détermine leur relation. Leur histoire est entravée, mais pas leur amour. Deux hommes qui s’aiment. Comment s’aimer en temps de colonisation et d’inhumanité.

Gabriel tombe vite sous le charme d’Isaac. Comment ne pas tomber amoureux de ce poète et de ce rêveur plein de charmes ? Gabriel est rapidement séduit, et l’attirance grandit chaque soir au fil de leurs rencontres. Il tombe littéralement sous les charmes du regard de braise et de la voix chaude d’Isaac. Sa façon incomparable de raconter, le fascine. Isaac est le produit culturel de ce monde oriental passionné, plein de sensualité, et aux charmes enjôleurs. Cela me rappelle ce conteur incomparable dans un café, à Damas, en face de la Mosquée des Omeyades où tous les jours avant l’invasion de Daesh, les Damascènes se pressaient pour écouter des histoires épiques narrées, mimées et ponctuées par une longue tige de roseau pour appeler tel ou tel écouteur à ne pas s’endormir ou à le solliciter pour prendre part à l’histoire.

L’auteur parle de l’Amour avec une grande justesse tout en finesse et en délicatesse mêlant la poésie au cœur de Jérusalem, et d’un pays retranché en lui-même. « Comment t’aimer dans cette ville caractérielle, si prompte à la colère, cette ville hantée par le dieu et qui ne me laisse pas la place de t’adorer toi plutôt que lui ? Comme je voudrais être un beau vase d’Hébron, bleu translucide et plus lourd que la nuit, et toi l’artisan qui me fabrique, ton souffle et ton doigté qui me font prendre chair, tournoyer, luire, qui me distendent jusqu’à mes extrémités, m’illimitent pour devenir l’objet exact de ton désir, ta volonté faite lueur, faite moi, ta main sur mon corps qui me fait étinceler, briller en fournaise, pour fabriquer ta cocagne, ton foisonnement. Comme je voudrais être le résultat unique, pour tous les temps et toutes les nuits, de ton désir, façonné par ton souffle, tes poumons, ta salive ». Karim, le Palestinien, l’Homme de l’Orient proche et lointain sait dire ces mots parce qu’il a su les vivres lui-même. Il sent de l’intérieur ce que peut-être cet amour contrarié par la difficile vie quotidienne de ce qui vivent cet amour le plus souvent caché. « Tout pénètre tout à la fois violemment et subrepticement entre les interstices des pierres et des plis de notre peau, des lieux les plus profonds de nos vies. « Le vent souffle où il veut » et il emporte avec lui les secrets et les désirs de milles vies. Cette année-là, le khamsin se leva en février. Les vents d’Égypte secouèrent le pays sans répit jusqu’en octobre. Il faisait chaud. Les maisons, les fenêtres, les grilles, les vitres étaient recouvertes de sable, ainsi que les checkpoints, les vendeuses d’herbes, les chiens errants, les fusils et les chardons, les voitures vieilles et neuves, les draps fraîchement repassés, les concombres et les courgettes, et les roses, et les piscines, et le ciel. Un écran de sable se dressa entre chaque enfant d’Ève et son voisin. Les aéroports cessèrent leurs opérations. Sur les trois mers, la blanche du milieu, la rouge, la morte, l’horizon s’effaça. L’écran de sable s’étendit aussi sur le fleuve sacré. Tous les pays de l’autre côté des frontières disparurent derrière le maelström, comme si ce pays-là, l’ici, avait été depuis toujours l’unique pays, l’unique ici ». 

Tout est dans la retenue et d’une certaine intensité des sentiments et des regards. On se touche…, mais c’est la délicatesse qui s’impose aux croisées des chemins et dans l’entrelacs des rues de Jérusalem. Il y a quelque chose de charnel sans que l’auteur tombe dans des descriptions de scènes sexuelles. C’est seul l’Amour qui triomphe sous la plume de Karim en laissant monter les sentiments de ces jeunes Palestiniens, qui restent tous d’eux des êtres de désirs dans un monde très déstructuré.

Pour autant ce troisième roman n’est-il qu’un livre de plus narrant les amours homosexuelles de deux hommes ? L’histoire aurait pu se passer ailleurs… mais l’auteur né à Jérusalem, a grandi à Bethléem. De ce fait, comment se soustraire à ses racines ? Il revendique cette part de lui-même, et souffre avec son Peuple d’une situation initiée il y a bientôt une centaine d’années. Il nous embarque très loin, dans un univers fait de sensualité et de politique israélienne vécue au quotidien. Le lieu n’est pas neutre. Parler de la Palestine en tant que pays, que peuple et qu’entité culturelle n’est pas neutre. Il y a là certainement « une opportunité d’écrire un livre pour… » non pas pour parler de Palestine ou d’homosexualité mais pour parler de l’essentiel, de ce qui échappe, des droits, de la justice, de la citoyenneté, de la liberté de mouvement... Lorsque l’on parle de Palestine, notre imaginaire occidental n’arrive pas à voir cet espace comme un lieu possible d’amour, de tendresse, de culture, de traditions…, mais seulement d’un lieu cloaque, d’un lieu de haine. Il est urgent de nommer, de dire, de plus se taire même si au Proche-Orient rien n’est facile et évident ; et principalement pour la communauté LGBT+ à qui on refuse toute possibilité de droits, et où les personnes sont menacées soit de mort soit d’emprisonnement.

Le défi n’est pas simple de vouloir écrire une histoire d’amour à Jérusalem et en Palestine. C’est un autre challenge de raconter une histoire d’amour sans parler de l’Administration israélienne qui permet cet amour ou non ; et surtout si l’on est de la Zone A, B ou C. Tout est, ici, articulé autour des conditions matérielles de l’amour dans les conditions de l’Occupation. En Palestine, « ces deux hommes n’ont que des moitiés de droits, des semi-prérogatives, des possibilités toujours négociables et jamais assurées ». Gabriel et Isaac en feront vite les frais, et même si leurs rêves seraient malgré les checkpoints et leurs statuts qui les placent dans une catégorie ou une autre. Leur amour est conditionné, heurté, et la vie amoureuse est là entre envies et déchirements, compréhensions et désolation. Ils ont du mal à rester l’un avec l’autre. L’Occupation et la crasse réductrice, les préjugés et l’impossibilité d’être en vérité auront la peau de leur amour. Et que dire encore, s’ils étaient à Gaza ??? On peut enfermer des gens, les tuer, les brimer, mais on ne pourra jamais empêcher les Hommes de rêver !  Oui, faut-il le dire encore ici : « Love is Love »…

Le discours médiatique occidental nous délivre une information à la marge, dirigée et désinvolte. « Que peut-il sortir de bon… de la Palestine ? ». Sans doute que le premier devoir d’un homme de lettres palestinien est de tenter d’humaniser ces personnes qui n’ont plus de figure et d’histoire, leur redonner une humanité et une dignité. Humaniser Isaac et Gabriel, c’est donner un nom aux choses et aux gens. C’est faire encore montre de Création et de processus créationnel en redonnant à l’Autre une image valorisante. C’est dans ce terreau, dans ce territoire de l’imaginaire littéraire palestinien que Karim Kattan plante la tente de l’hospitalité d’Abraham dans un pays où non seulement le Khamsin souffle mais aussi les vents contraires et la violence au bout du fusil.

Le roman est une autre approche politique de la Palestine autour de la terre et de la Cisjordanie dans une réalité que l’on veut ignorer, un peuple que l’on nie, une terre que l’on s’approprie, et jusqu’à l’amour que l’on voudrait aussi prendre en étau et le circonscrire. Dans ce coin du Monde, la réminiscence et la renaissance restent des images orphelines. Les humiliations, la présence des enfants, le désir de garder intact la mémoire et de « faire trace » est politique. L’amour est un acte politique. Transcender dans ce pays les frontières des tabous, de la négation et de l’arbitraire c’est politique et poétique à la fois !!! Quand on évoque la Palestine, l’imaginaire occidental s’ébranle, et aussitôt ce sont des images de terroristes, de barbares, de peuple sans âme qui enferment et tuent. La vision de la Palestine, en France, est réduite. L’imaginaire réducteur enferme le Palestinien comme « le Barbare ». L’objectif est de contrer un imaginaire autour des Palestiniens avec un irrésolu algérien. Une tragédie grecque qui dit la fatalité d’un destin. Dans ces conditions, est-il possible d’aimer ? Peut-on aimer en Palestine ?

Il y a quelque chose d’élégiaque dans ce livre, quelque chose sur la Révélation et la Transfiguration. La démarche narrative nous renvoie indubitablement à des références bibliques ; et tout particulièrement à l’écriture de la dévotion religieuse.  Le Cantique des Cantiques structure le texte. On y saisit une correspondance totale où tout le discours de l’Amour utilise le vocabulaire biblique.

Les prénoms des deux personnages principaux sont clairement chrétiens. Les références bibliques et chrétiennes sont nombreuses et assez repérables par le lecteur attentif. Néanmoins, le roman est multiple et les portes d’entrées abordent par des aspects qui affleurent aussi bien l’Épopée de Gilgamesh et la Genèse. La fin utilise le début de la Création mythique (intertextualité culturelle). La référence à la geste médiévale est également importante, puis la magicienne Alcide, la figure du Chevalier… s’invitent au cœur de cette narration poétique et mythique. Le roman s’agrémente de disgressions, et la répétition, très orientale, sert aussi ce texte comme une figure de style et de beauté. Le narrateur rentre par les petits espaces. Il génère un flou sans pouvoir tout voir, mais l’art du romancier nous donne des moyens d’aller plus loin… pour voir ce qui est caché, à fleur de peau, et beau à voir malgré les contraintes de l’Occupation.

Une histoire palestinienne sensible qui échappe, et qui se dévoile au travers de différents prismes. Karim Kattan signe avec ce livre une histoire de métamorphose et d’intimité en Palestine. Un roman d’amour entre deux hommes mais non sur l’homosexualité.

L’auteur inscrit le Temps dans une durée plus longue en jouant avec l’omniscience d’un narrateur, mais pas tout à fait… Le Ciel est matériel, mais il a aussi un aspect mystique ; et Dieu sait s’il en faut dans ce pays ! Comme Moïse qui ouvre les eaux permettant aux Hébreux d’entrer en Terre Sainte, Karim Kattan ouvre lui aussi les eaux avec courage et poésie en présentant des vies, un Peuple, des amours dans un contexte proche-oriental qui est loin d’être très favorable à ces « amours « illicites et interdits. Il est premier de cordée. Il y a décidément un étrange vent souffle sur la Palestine, et à Jérusalem rendant à ces lignes un caractère bouleversant. A lire absolument !!!