Les Juifs d’Orient, Israël et la Shoah
Hanna YABLONKA
Père Patrice Sabater, cm
Chaque année l’Etat d’Israël et la Communauté juive dans le Monde entier célèbre Yom HaShoah; c’est-à-dire le « Jour de la Shoah ». Depuis 2011, les jeunes organisent des rencontres, des face-à-face dans des maisons particulières pour se souvenir ensemble de la Shoah. Ils le font avec le concours de rescapés des « Camps de la mort ». Ce n’est pas un jour comme tous les autres. Là où l’on se trouve, la vie s’arrête au travail ou dans la rue. On descend des véhicules et les magasins arrêtent le négoce… Tout se paralyse comme si la mort passait encore… ; ou tout du moins pour regarder en face ce que les années ne peuvent effacer. Le Mémorial Yad Vashem de Jérusalem organise également de nouvelles façons de commémorer la Shoah, « un devoir de mémoire vital non seulement pour le peuple juif, mais pour le reste du monde », s’exprime son Président Avner Shalev. Cependant, de nombreuses critiques se font aussi jour en Israël au sujet de la manière dont le Gouvernement israélien se saisit de cette journée à des fins politiques, et ce dans un contexte social et politique très tendu ad intra et ad extra. Sont surtout montrées du doigt les pratiques peu humanistes de l’Etat hébreu… En Israël durant un quart de siècle, cet événement concernait exclusivement la communauté ashkénaze. Pourtant, il arrive en Eretz Israël, plus de 800 000 Juifs venus de pays d’Islam… Une mise à distance de ce qui est différent, et qui se vit comme un « apartheid », une souffrance et toujours comme une fracture. Ce dernier a des difficultés à admettre les torts de la partie juive ashkénaze qui a ouvert des « camps d’absorption » pour les Juifs sépharades - juifs issus des pays d’Afrique du Nord qui ont trouvé refuge en Israël dans les années 1950. Le Procès Eichmann va marquer un tournant dans la compréhension d’un pays, de toute une nation, et des israéliens eux-mêmes. Cette remise en question touche également les Sépharades eux-mêmes expérimentant que, comme faisant partie du peuple Juif, par voie de conséquence la Shoah les touche aussi dans les mêmes douleurs et la même compassion que leurs frères ashkénazes. Le récit des Orientaux et des Sépharades progressivement est intégré au cœur du Mémorial Yad Vashem.
Le débat sur la portée universelle de la Shoah et sa répercussion chez les Juifs d’Orient se prolonge dans la société israélienne. À cette Journée annuelle nationale, il est peut-être temps d’intégrer, dans la réécriture de la Mémoire collective israélienne, la dimension orientale et de remettre quelques pendules à l’heure au cœur de l’Histoire de l’Etat d’Israël. Et, pour ce qui est de la fin du monde juif en terre arabe, on ne peut pas lire les événements à la seule aune du conflit israélo-arabe…
C’est dans cet esprit que Hanna Yablonka, née à Tel Aviv en 1950, nous propose une étude sur cette réalité historique depuis la création de l’Etat d’Israël, en 1948. L’auteur est enseignant à l’Université Ben Gourion. Elle est titulaire de la chaire des Études israéliennes. Elle étudie, tout particulièrement d’un point de vue sociologique, l’impact et la pénétration socio-culturelle de la Shoah au cœur de l’Etat hébreu. Dans Les Juifs d’Orient, Israël et la Shoah, elle étudie les communautés juives venues des pays arabes (Irak, Yémen, Libye, Égypte, Syrie), et du Maghreb qui s’établirent en Eretz Israël au cours des vingt années. Ces Juifs immigrés de terres arabes avaient-ils la même perception durant les années de guerre et lorsque les Juifs persécutés d’Europe sont arrivés en Israël ? Assurément pas. Il y avait une distanciation comme s’ils ne faisaient pas partie de la même histoire, comme s’ils ne partageaient pas un même destin. Il y avait, ici et là, le sentiment d’indifférence que les ashkénazes leur portaient… C’est ainsi que l’on a pu constater cette part de déchirure entre la mémoire collective des survivants originaires d’Europe et celle des Orientaux.
Un travail d’archiviste permet à l’auteur de constater les changements générationnels qui se sont opérés dans cette frange de la population juive, dans la société israélienne en générale, et dans la mémoire de la Shoah à partir des années 1970. Il faut donc faire de la place, dans les récits de la Mémoire, aux Juifs d’Afrique du Nord souvent considérés – il est vrai – comme de « deuxième rang »… David Ben Gourion annonce, le 23 mai 1960, la capture du SS Adolf Eichmann et de son transfert en Israël pour y être jugé. Ce grand événement marquant les mémoires constitua un tournant… La question des indemnités fut aussi vécue comme une fracture qu’il convenait de reconnaître tout d’abord, et de réparer économiquement ensuite. L’entreprise ne fut pas non plus évidente.
L’étude de Hanna Yablonka s’emploie à faire grandir la mémoire de la Shoah, et à faire progresser l’idée d’une unité du destin juif, sans distinction d’origine, dans la mémoire de l’Etat d’Israël. La tâche est difficile car, selon l’auteur, le discours politique et l’enseignement courant de l’Histoire mettent en lumière une difficulté de reconnaissance de sa partie orientale, et promeut un discours « européo-centré ». Ces derniers étant à la marge tout simplement de l’Histoire et de la Shoah. Pourtant, dit-elle, « Chez tous les Orientaux membres de la « Troisième génération », la Shoah est le cœur de l’identité communautaire collective, identité qui ne distingue plus entre biographie personnelle et familiale, prête à relever tout défi et ouverte à toute alternative, identité dont on ne peut se séparer et que l’on peut même traiter sur le mode de l’humour. Les membres de cette génération, natifs du pays, petits-enfants des immigrants des années 50 et 60, sont des Israéliens à tout point de vue, sûrs de leur place Ils sont des partenaires légitimes dans le façonnement de la mémoire de la Shoah et défient les modalités existantes du souvenir – sans défier pour autant la mémoire elle-même ». (p 288)
Hanna Yablonka fait œuvre de « pionnière » dans la reconstruction mémorielle de la Shoah au sein des communautés juives orientales. Par son travail, elle essaye de réconcilier l’Histoire avec elle-même, avec les regards des uns et des autres pour porter un même pays. Ces Juifs orientaux pourraient aussi permettre de réconcilier d’autres pans de la société israélienne, principalement dans les rapports difficiles au sein du conflit israélo-palestinien.
Patrice Sabater, cm
Décembre 2017
Hanna YABLONKA, Les Juifs d’Orient, Israël et la Shoah. Coédition Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, Paris, 2016. 353 pages. 25,90 €