DOMUNI UNIVERSITAS

L’évolution et la finalité

6 avril 2021 | documento
L’évolution et la finalité

Auteur: Michel Van Aerde op

Article sur "Évangile et liberté. penser, critiquer et croire en toute liberté" mars 2021 - Num. 347

par Fr Michel Van Aerde op

En dépit de toutes les résistances qui se sont manifestées, la théorie de l’évolution a fini par l’emporter. Mais elle pose bien des questions or il est essentiel pour un croyant, s’il ne veut pas être schizophrène dans sa foi, d’être capable de construire une synthèse, autrement dit une théologie, entre ce qu’il reconnait scientifiquement et ce qu’il croit.

La question que nous allons aborder ici est l’apparente contradiction qui pourrait exister entre une théorie scientifique de l’évolution, du type « évolution des espèces » chez Darwin, revisitée sous la forme d’une « téléonomie » chez Jérôme Monod[1], et la foi en un Dieu créateur. N’y a-t-il pas une finalité dans la création ? La conception scientifique d’une évolution autonome de l’univers, ne l’exclue-t-elle pas ?

Je me souviens d’un professeur de génétique qui, à l’École Nationale Supérieure d’Agronomie de Montpellier, enseignait à rejeter la théorie de la finalité. « Il ne faut pas dire que nous avons un œil pour voir. Nous avons un œil et nous voyons ».  Si l’œil permet de voir, ce serait donc par hasard. Oui ! Un hasarD avec un grand « D », comme s’amusent à signaler certains croyants. « Heureux hasard », dirait le sens commun.

Darwin, comme J. Monod, expliquent que cet œil, résultat du hasard, n’est autre que le fruit progressif d’une très longue série de mutations génétiques et, croyant, je le crois aussi. J’adopte les théories de Darwin et de Monod quand elles expliquent le « comment ». Ces mutations se sont produites par hasard. Mais ce hasard est orienté par une loi de « téléonomie » remarque J. Monod : toute mutation qui n’apporte pas une amélioration n’a pas de chance d’être retenue. Une sorte de « loi de la vie » fait en sorte que ne se maintiennent que les mutations avantageuses, par sélection dit Darwin. Les mutations létales sont immédiatement éliminées et les animaux moins rapides, ou moins bien protégés, disparaissent au profit de ceux qui sont plus rapides, mieux protégés, plus performants. Ainsi les espèces évoluent, toujours plus adaptées à leurs conditions de vie. Il y a comme une crémaillère, un système, une logique, qui empêche d’aller vers le bas, qui oblige le petit train de la vie à monter.

Cette théorie est simple, compréhensible. Tant que nous n’avons pas mieux scientifiquement, nous l’adoptons, comme pour toute théorie scientifique, même si elle ne résout pas tout. Car cette théorie est peut-être trop simple, face à la complexité du vivant. Une amélioration sur un point peut être un inconvénient sur un autre : pourquoi la vie a-t-elle développé des papillons d’un côté et des éléphants de l’autre ? La théorie de l’évolution éclaire l’adaptation des espèces, pas tout à fait leur diversification.

Pour une théologie qui assume l’évolution des espèces

Va pour le « comment », posons maintenant la question du « pourquoi ». Comme aujourd’hui nous n’avons pas de meilleure explication scientifique que la « loi de l’évolution », aussi peu précise que soit cette loi, il nous faut établir une synthèse théologique qui en tienne compte, en la prenant au sérieux. Nous le savons, les lois scientifiques évoluent au cours de l’histoire humaine, c’est d’ailleurs cohérent avec la théorie générale de l’évolution. Elles évoluent en se dépassant, elles ne se contredisent pas radicalement. Notre théologie doit en faire autant. Il y a d’ailleurs, dans la tradition catholique, quelque chose qui est analogue à ce mouvement quand on parle du « développement du dogme ». Il y a des choses profondes dans la foi, dont on ne prend conscience que progressivement.

Quelle synthèse proposer ? Mis en cause dans une conférence, parce qu’il existe des fossiles de plusieurs dizaines de milliers d’années, alors qu’il affirmait que le monde n’est, selon la Bible, vieux que de 5 779 années[2], l’orateur, un rabbin a eu cette réplique, astucieuse mais qui s’apparente à un tour de passe-passe : « Dieu a pu créer le monde vieux ».

Pourquoi n’est-ce pas convaincant ? Parce que cela n’est pas cohérent théologiquement. Le Dieu dont il s’agirait serait un petit bricoleur cherchant à tromper les gens. Le fondamentalisme, la lecture littérale de l’Écriture, conduit au concordisme, à vouloir faire coïncider à tout prix ce qui est écrit et ce que l’on découvre scientifiquement, sans considérer les genres littéraires, sans se permettre d’interpréter, c’est à dire finalement de réfléchir.

Alors quelle synthèse pouvons-nous proposer ? Il faut, pour cela, porter notre réflexion au-delà des apparentes oppositions, au-delà de certaines affirmations qui se présentent comme définitives, en ouvrant les yeux sur de nouvelles questions. Affirmer la loi de l’évolution ne fait que relancer la curiosité. Cela n’éteint pas la capacité d’étonnement ni d’interrogation.

Une évolution suppose un sens

S’il y a une « loi de l’évolution », il y a une direction et cela mérite réflexion. Une direction, un sens donc, mais vers quoi ? Pierre Teilhard de Chardin, jésuite, très grand spirituel, mystique et poète, donc éminemment théologien, a passé toute sa vie à exprimer son admiration face à la progression indubitable de l’univers. Oui, il y a un sens dans l’univers. Il s’agit bien d’un « uni-vers ». Il y a une convergence, une unification. Le phénomène de la mondialisation lui donne raison. Il parlait de « cosmogénèse », de « noogénèse », de « christogénèse », divers mots pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui le « monde numérique », la « mondialisation », la « globalisation » ou bien l’ « évangélisation ». Il y a une direction, donc une téléonomie qui conduit vers l’unification. Il y a, disait-il, un enroulement de la vie sur elle-même. Cela commence avec l’évolution même de la matière et la formation d’atomes de plus en plus lourds. Les électrons tournent autour du noyau, c’est un début d’organisation. Cette attraction mutuelle est comme le commencement d’une affection, dans le microcosme (l’atome) comme dans le macrocosme (la gravitation des astres). Cela continue avec l’organisation des atomes en cellules vivantes, solidaires et, progressivement capables de reproduire le système chimique complexe de leur organisation. Le seuil suivant vient avec un ensemble de cellules qui forment un organisme. Atomes, cellules, organismes… L’enroulement-complexification rebondit avec la conscience qui survient avec l’humain : non pas seulement savoir mais savoir que l’on sait. Conjointement à la conscience apparaissent les sociétés humaines qui se forment grâce au langage, à l’écriture, aux différents médias de communication. A ce stade, il n’est plus question de race supérieure, c’est l’humanité comme un tout qui porte l’évolution. Il ne s’agit plus d’un organisme qui évolue mais d’un corps social qui se développe. L’évolution passe par la mise en commun des ressources de chacun, le travail des laboratoires, les échanges économiques, culturels. Le Covid, en ce moment, manifeste la nécessité de la recherche au niveau global de l’humanité. Celle-ci prend conscience d’elle-même, de son histoire, de ses limites, de sa fin. Elle pense le monde comme un tout. Elle s’interroge sur son origine, et sur les conditions de sa survie, de son salut.

En résumé, l’univers progresse – pas nécessairement vers du mieux – ce serait un jugement de valeur, mais indiscutablement vers plus de complexité, plus d’organisation et finalement vers plus de conscience, en s’unifiant. Le processus évolution-complexité-conscience-unification s’accélère de plus en plus. 15 milliards d’années depuis le big-bang et l’apparition des étoiles, 3 milliards d’années depuis l’apparition de la vie, 3 millions d’années depuis la conscience, 50 ans depuis la perception de la globalisation.

L’humanité est devenue la responsable de sa propre survie. Depuis combien de temps a-t-elle compris la nécessité de veiller à l’environnement ? Combien de temps lui reste-t-il pour disparaître ou pour s’adapter ? Sera-t-elle capable de changer son mode de développement, d’opérer les mutations nécessaires ? Respectera-t-elle cette « nécessité » qui s’impose à elle ? Reconnaîtra-t-elle cette loi, scientifiquement démontrée, que les ressources de la planète sont limitées ?

Le pourquoi du comment

Après le comment, l’humanité se posera-t-elle la question du pourquoi ? Comprendra-t-elle, à un deuxième degré, philosophique et théologique, d’où vient cette loi, cette logique, ce dynamisme qui conduit la vie ? Que signifie ce mouvement de complexité-unification, de conscientisation, à un niveau de plus en plus large et global ? Que signifie cette nécessité éthique, de plus en plus aigüe, de respect, de reconnaissance de l’altérité, au cœur même d’une socialisation de plus en plus intense dans un processus irréversible d’unification ?

Teilhard, après contemplé le spectacle saisissant de l’évolution de la vie, en vient à poser la question de la Révélation. Qu’est-ce que cette téléonomie ? Qu’est-ce qui guide la vie, la conscience ? Quelle est cette « logique », ou ce logos (la plupart des noms de sciences se terminent en « …logie » ou « …nomie » ? Quelle est cette vérité d’un autre ordre qui s’impose au regard du scientifique ? Un peu de science conduit au dogmatisme. Un peu plus de science à se poser des questions. Encore un peu plus de science conduit à la prière. Pourquoi faudrait-il opposer ce que Dieu a uni : l’évolution d’un côté et sa présence de l’autre ? L’immanence et la transcendance ? Le monde serait-il ou bien une fabrication, ou bien une auto-production ? Ne peut-on pas comprendre la création comme une relation ? Comme un accompagnement ? Comme une éducation ? Comme une alliance ? Pourquoi un monde qui évolue par lui-même serait-il sans Dieu ? La liberté n’est-elle pas une conquête ? Celle des enfants, devenant adultes, ne fait-elle pas la joie des parents ?

Le monde s’est-il jamais perçu si proche de l’apocalypse ou de l’accomplissement : Babylone la grande et sa destruction, ou Jérusalem qui descend du ciel, d’auprès de Dieu, belle comme une épouse, parée pour son époux (Ap. 21) ?

A quel prix ?

Comme l’écrit Teilhard, l’évolution est un chemin de croix. L’histoire humaine, qui prend le relai de l’évolution cosmique, puis biologique, est une errance tragique, depuis le premier meurtre du frère jusqu’aux génocides et aux écocides contemporains. Faut-il que toutes les impasses soient visitées pour que la « téléonomie » conduise aux seuls chemins viables ? Faut-il avoir expérimenté toutes les abominations pour pouvoir dire « plus jamais cela » ? Faut-il avoir tout raté, tout détruit, tout renié, tout assassiné, tout perdu pour que tout soit sauvé ? Faut-il subir le hasard d’une marche à l’aveugle ou bien ouvrir les yeux, réfléchir et anticiper ?

Teilhard vivait dans un monde qui n’était pas encore menacé par la pollution. Il n’a pas eu à penser le recyclage des déchets, ni perçu l’analogie que l’on peut y faire avec le pardon. L’évolution du monde passe aujourd’hui par le recyclage, et celle de l’histoire humaine par la rédemption. Si le Dieu créateur ne nous préserve pas des échecs, des crimes, des catastrophes, des destructions, s’il ne nous préserve pas de la tentation ni d’y succomber, alors il doit nous sauver. Il doit nous recycler, nous recréer, nous ressusciter.

____________________

[1] Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, éditions du Seuil, 1970

[2] En 2020

 

 

Voir document