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« L’homme de Tanger » ou les sentiments au cœur d’une intrigue policière

11 juillet 2024 | resena
« L’homme de Tanger » ou les sentiments au cœur d’une intrigue policière

Auteur: Patrice Sabater

Gilles Gauthier, « L’Homme de Tanger », Editions Riveneuve, Paris. 2023. 267 pp. 19 €. Prix du Roman Gay 2023

Après Salé, Casablanca, Marrakech et Fès, le Festival « Littératures Itinérantes » s’est tenu en juin 2023, en présence de 40 écrivains du monde entier ; dont 16 pays du Maghreb… à Tanger. Un écrivain français, Gilles Gauthier, marque cette rencontre littéraire par sa présence, et par le thème qu’il aborde dans son dernier livre « L’homme de Tanger » publié aux Editions Riveneuve. Il fut l’heureux traducteur de l’égyptien Alaa el-Aswani ; auteur du délicieux « L’immeuble Yacoubian ». Diplomate au Caire et à Alexandrie, il a goûté de tous ses sens la culture, les odeurs, la sensibilité orientale et maghrébine. Ce passionné du Monde arabe est notamment connu par d’autres écrits « Entre deux rives: 50 ans de passion pour le monde arabe », et « Un si proche ennemi » qui a beaucoup touché les lecteurs arabes.

La littérature arabe n’est pas très encline à écrire des romans policiers ; et surtout s’ils touchent le système étatique ou les milieux mafieux. Le cinéma récemment nous a donné deux films où l’action se déroule en Egypte : « Le Caire confidentiel » et « Conspiration au Caire » de Tarik Saleh. S’aventurer sur ces sentiers est toujours un risque au Maghreb et au Proche-Orient pour une raison ou une autre (cf. l’interdiction récente de la Pièce de théâtre de Wajdi Mouawwad, au Liban).

L’intrigue criminelle se mêle à la vie amoureuse des personnages. Quoi qu’il en soit, « L’Homme de Tanger » inscrit les pratiques homosexuelles dans la normalité. Il se veut une célébration du corps désirant et une belle revanche de la vie sur les pulsions de mort. Mais tant mieux si des auteurs choisissent de montrer des héros amoureux du même sexe. On a tellement montré le contraire ! On a tellement effacé cette façon de vivre que c’en est grotesque. Même aujourd’hui, contrairement à ce que beaucoup de monde pense, le tabou n’est pas tombé. 

Répondant à une interview d’un quotidien libanais l’auteur expose les prémices de l’écriture de son roman : « Lorsque j’ai commencé à écrire ce roman, mon intention était d’évoquer une ville, Tanger, mi-réelle, mi-mythique, réelle en tout cas telle qu’elle l’a été pour moi à un moment de ma vie. Il ne s’agit bien sûr pas d’une étude sociologique exhaustive. Mon Tanger tourne autour de dix lieux et de quelques dizaines de personnes. Je voulais évoquer la ville et y donner vie à quelques personnages, certains inspirés par des amis que j’avais fréquentés dans les années soixante-dix, comme Madame Simone ou le marquis de Camposanto (sous un autre nom), d’autres totalement inventés comme les trois princesses. Parmi ces personnages inventés: Pierre et Namir, même si le parcours de Pierre ressemble au mien, tandis que Namir est issu de mon cerveau ou de mon cœur. Comment le roman est-il devenu policier? Une première scène s’est imposée à moi, celle du cadavre repêché dans la mer. Cela fait des années, j’avais déjà commencé à écrire un récit inachevé qui commençait de cette façon. C’est cette première scène qui a entraîné toutes les autres ».  

Le roman est donc marqué par une intrigue, une recherche policière, une intrigue qui nous conduit, une traque qui s’engage, et un enquête menée par deux policiers (Obeida et Idir). Le cadre est planté ; pourtant effectivement le livre tournait à ses débuts à la représentation d’une ville connue de lui, et de personnages qu’il souhaitait présenter ; et voilà que le génie de Gilles Gauthier en a décidé autrement…

La mer sépare deux terres qui n’en faisait qu’une, et voilà que les plaques tectoniques ont décidé qu’elles devaient s’éloigner un temps pour se rapprocher un jour de ce même Temps. La côte nord de l'Espagne flirte avec les rives de l’Afrique, et plus précisément avec le Maroc. Jadis on se s’aventurait pas au-delà du Détroit de Gibraltar. Les « Colonnes d’Hercule » faisaient frontières entre le monde connu et le monde des ombres, le monde de la civilisation et celui du danger… La proximité de ces terres, tout comme la vision de la rive asiatique et de la rive européenne à Istanbul nous attire et nous donne envie de sauter par-dessus les flots. C’est ainsi que Ṭ āriq Ibn Ziyād trouve bien loin de Bagdad et de Damas un paradis terrestre, l'Al-Andalus qui sera chanté par le plus grands poètes, les chanteurs, et qui entrera dans les rêves et l’imaginaire de tout musulman. Cet imaginaire fera naître régalement une attirance, un appétit féroce ou délicat aux nombreux écrivains, aux poètes, aux peintres occidentaux ; et en fin de compte aux touristes. Cette proximité géographique a fait de Tanger une ville à la double identité. « Elle a semé en elle un grain de vie » comme aime à le souligner Saïd Ennaji dans un article publié dans « L’Orient-le-Jour ». Il poursuit : « Tanger est devenue une ville prédestinée à l'appétence - qui est à l'origine même de son identité - et à l'enfer des désirs contradictoires et furieux, entre deux rives qui s'affrontent jusqu'à la passion et se contredisent jusqu'à la querelle. C'est pourquoi Tanger tente ses hôtes avec toute la splendeur résultant de "l'amour qui se transforme en haine" et vice versa. D'où la conversion de Tanger en une réalité pleine de gens, d'agents de renseignement, de femmes, de voyageurs, de personnes en transit et d'autres résidents..., dans un va-et-vient continu entre les deux rives et une oscillation entre le pôle de l'ivresse et celui de la conscience. Tanger finit par constituer un imaginaire, avec ses mythes et ses légendes, partagé entre deux rives qui flirtent de manière tragiquement mortelle. C'est le résultat naturel de deux rives contiguës, dont l'imaginaire commun est partagé entre les deux côtés et dont l'identité est distribuée entre les deux frontières (…) Les chemins et les vies se sont entremêlés, découlant d'une capitale symbolique entre les deux rives, entre deux cultures contiguës grâce à l'astuce de la géographie et de l'histoire ». 

La ville séduit les écrivains, les romanciers, les artistes comme Bowles, Genet et tant d'autres. Ils sont habités par elle. Tanger plantée entre les deux rives préserve sa civilisation. L’artiste en séjour à Tanger apparaît comme un aspect central du discours touristique des guides touristiques contemporains. La ville des deux rives - pour flâner au milieu des café, aller dans les discothèques, afin de vivre concrètement cet imaginaire « ou plutôt, pour vivre deux imaginaires à partir d'une seule rive ». Cela expliquerait certainement les représentations de la ville contenues dans l’imaginaire romanesque et poétique de la ville permettant de sexualiser, homo-érotiser ou d’hétéro-érotiser la ville en réactivant l’idée d’une possible destination homosexuelle datant de la fin du statut international jusqu’aux années 1960. Tanger serait donc entrée tout comme Sitges, Ibiza, Mikonos ou San Francisco comme un univers gay par excellence…

Pendant et après son statut international, en 1923, Tanger a été l’un de ces lieux où l’on détournait la tête sur les relations sexuelles, et où s’annulaient les lois et les coutumes moralisatrices occidentales. Les désirs et les pratiques refoulés d’un Occident colonisateur pouvaient y être accueillies. La ville a vécu un déclin et un isolement, mais les pratiques clandestines et illégales (dont l’homosexualité et la prostitution) persistaient en dépit des contraintes locales et officielles (socioculturelles et législatives). Les interdits sont brisés, et la sanction sociale ou pénale excessive jusqu’à la fin de son statut international permet « une tolérance » vis-à-vis du non-respect des règles, et de la morale admise dans le Royaume chérifien. L’économie de marché prend le pas sur l’ordre des valeurs, du comportement et des pratiques attendues.

Avec ce nouveau roman, l’auteur dresse le portrait d’une ville qui, dans les années 70, était le lieu de rendez-vous des gays en quête d’aventures, net marqués par la Beat Generation. Le Polar se situe à Tanger dans en 1978 où les rencontres gays sont encore nombreuses, et met en scène un professeur qui avait quitté la ville sans prévenir personne. Il était parti ; et c’est tout. Personne ne l’avait su ; et même pas son amoureux qu’il avait abandonné d’un coup. Contre toute attente il revient à Tanger quelques années plus tard. Pierre Favier revient après avoir reçu un message de son examant ;un peu comme dans le film d’Alexandre Arcady « Là-bas, mon pays ». Un message laconique, peu expressif voire mystérieux le convoque à le rejoindre. Tellement inattendu et un peu angoissant, Pierre décide de retourner à Tanger, mais ne verra pas son amoureux Lotfi/Abdou (?). Il n’est pas là. Où est-il ? Qu’est-il arrivé ? Pourquoi me faire venir si c’est pour ne pas venir ??? Autant de questions qui s’entremêlent. Il attend patiemment et fébrilement se demandant ce qui a pu arriver ? Que s’est-il passé ? Caché, la nuit étant arrivée, il assiste bien malgré lui à une scène improbable. Une embarcation débarque un cadavre. Un autre meurtre survient, et d’autres encore. Il n’y a pas que ce cadavre et ces meurtre, mais tout un système mafieux, une corruption au sein des structures les plus hautes de l’Etat (comme d’ailleurs, dans tous ces Etats. La corruption est répandue à tous les niveaux, et plus on regarde vers le haut plus elle est importante). Pour camoufler les fils qui s’emmêlent et protéger les corrupteurs les bâtons sont prêts à frapper, à menacer, et tout devient dangereux. Le trafic de stupéfiants, par exemple, reste le fléau principal au Maroc ; et qui a des répercussions dans toute l’Europe en arrivant sur les côtes espagnoles par le Détroit de Gibraltar. Pierre ne sait pas où se trouve Lotfi. Un soir attablé dans un club Namir revient vers lui. Il avait oublié qu’il avait été son amant avant que Lotfi prenne sa place ; et voilà que l’histoire reprend ses droits, et l’attirance des corps et des âmes aussi. Pierre poursuit son enquête personnelle en posant des questions dans les bouges ou les restaurants. Il dérange avec ses questions, et comprend qu’il est en danger. A qui peut-il faire confiance ?

Les relations entre Namir et Pierre ne sont pas simples. Emouvantes et déchirantes, pleines d’amour et de violence. Ils peuvent se rencontrer pour l’instant. De quoi sera fait demain tellement ils sont écartelés, et pourraient l’être encore en fonction de la pression sociétale ? Ils sont plus qu’attirés. Les sentiments les lient.  

Le mythe de Tanger subsiste jusqu’aux années 1960, devenant un lieu incontournable de tourisme sexuel et spécifiquement homosexuel. La ville présente sous le statut international les ingrédients d’un espace où la quête de liberté fournit les ingrédients pour se désencombrer des normes établies dans les sociétés. Une invisibilité sociale de l’homosexualité se manifeste..., néanmoins l'homosexualité au Maroc est frappée d’un double H : Hchouma (honte) et Haram (péché). À l’instar de sa religion et de sa loi, la société marocaine est incontestablement homophobe. Être homosexuel c’est avant tout vivre caché. S’il est possible - sous réserve d’être très discrets - d’avoir des relations sexuelles, il est en revanche beaucoup plus rare de construire une histoire d’amour ou de se projeter dans l’avenir. À moins de faire le choix de partir. Pour vivre son homosexualité au Maroc, LA condition sine qua non reste la discrétion. Les plus jeunes s'inventent des petites amies, des rendez-vous avec des filles, les plus âgés, eux, se marient, ont des enfants, mais la nuit leur appartient. Ils en font ce qu'ils veulent. Avouer à sa famille, à ses amis, son homosexualité est quasiment impossible. Trop de peur, d'incompréhension, de condamnation a priori, voire de culpabilité personnelle. Au pire et dans la grande majorité des cas, la personne restera seule face à elle-même, à ses dilemmes, à ses mensonges et à ses souffrances. Les gays ont habituellement trois visages : un pour ses parents, un pour ses amis et celui que lui renvoie le miroir. Il ne peut en parler à personne, se renferme sur luimême, se croit malade et seul au monde. Ils sont obligés de contourner l’interdit et d’imaginer des solutions pour exister. Les pressions exercées au quotidien ne permettent pas que des histoires d’amour puissent durer longtemps ; à moins d’être discret et de ne pas vivre dans sa famille.  

L’homophobie est directement liée à l’Islam, qui condamne sans appel l’homosexualité  considérée comme un délit et illégale renvoyant l’homosexualité à l’image d’une perversion et d’une déviance sexuelle. La société reste fondamentalement patriarcale et les valeurs islamiques imposent un silence pesant dans la société. Cependant, on regarde souvent de l’autre côté, et l’on s’arrange malgré tout à des "petits arrangements". Ici, l’auteur casse le moule et fait de ses amours entre ces deux garçons une simple histoire belle et normale. Les sociétés arabes comment peu à peu à changer mais le chemin est lent, très lent ; et même si la révolte des jeunes du Rif au Maroc, ou le mouvement de l’Hirak en Algérie, ou le Printemps du jasmin en Tunisie donnent quelques espoirs dans l’ensemble des pays arabes l’homosexualité reste un sujet tabou, compliqué, rejeté et tours passibles des peines le plus lourdes. Le chemin est encore long et lourd. En recevant le Prix du Polar Gay 2023, Gilles Gauthier apporte avec d‘autres auteurs l’expression remplie de charme et d’urgence pour une communauté LGBTQ+ à soutenir et à accompagner vers plus de liberté. L’Amour restant toujours de l’Amour pour qui que l’on soit…

Avec Gilles Gauthier, nous savourons les odeurs, les promenades dans les rues tangéroises en déambulant dans la ville. Nous visitons des lieux interlopes, des docks, des princesses orientales, des écrivains un peu à la dérive, des « señoritos espagnols ». Et puis, il nous permet de découvrir le « Tanger gay » qu’il connaît si bien…

Les Editions Riveneuve nous offrent, ici, une belle écriture d’un romancier attachant abordant au fil de l’intrigue un sujet difficile, et motivant des libertés à conquérir au Proche-Orient et au Maghreb. Un livre qui se lit avec bonheur, et une intrigue qui nous bouscule.