Objets, portraits. Conversations avec de jeunes Juifs de Turquie
Auteur: Rita Ender
Rita Ender
Au printemps 1492, les Rois Catholiques signent le Décret d'expulsion des Juifs d'Espagne qui vivaient sur ce sol depuis dix siècles (Edit en vigueur jusqu’en 1967). L'exode et l’exil commencent pour des milliers de juifs. Ils quittent la péninsule ibérique pour trouver asile dans divers pays (dont le Sud de la France) autour de la Méditerranée. Ils trouveront également refuge sur les terres ottomanes, en Turquie, au Maghreb et dans de nombreux autres pays méditerranéens. Avec eux, ils transporteront dans leurs bagages leurs traditions, une langue très fortement marquée par l’espagnol que l’on appellera le Ladino (Judéo-espagnol). Yoram GAON est un des chantres de cette langue au travers de la poésie chantée, et ce jusqu’aux rives du Bosphore.
En 1992, le roi Juan Carlos 1er « casse » l’Edit royal de ses aïeux. Le 7 février 2014, le gouvernement espagnol décide de permettre aux Juifs sépharades qui le désireraient de « recouvrer » des droits en offrant la nationalité espagnole, et visant ainsi à la réintégration des Juifs dans l'histoire espagnole. En effet, les Juifs sont présents en Espagne à l'époque de l'Empire romain. Ils passent sous la domination des Wisigoths, puis sous celle des conquérants arabes musulmans dès 711. L'invasion des musulmans Almohades au XIIe siècle provoque le départ des Juifs qui se réfugient en Afrique du Nord ou en Europe. A partir de 1391 on assiste aux premières vagues de conversions des Juifs. Al-Andalus… Tolède, Grenade, Cordoue, Gérone, Barcelone… autant de lieux qui portent, dit-on, les 5200 patronymes Juifs sépharades de ces Espagnes d’hier. Juifs sur ces terres ibériques qui participèrent à la création intellectuelle, scientifique et culturelle, et qui contribuèrent au dialogue entre les traditions religieuses et culturelles d’antan.
Les Juifs sépharades se sont établis en Turquie depuis 1492. La Communauté sépharade parvient à maintenir son identité et ses spécificités à travers le temps, malgré de nombreuses difficultés. Son nombre diminue d’année en année passant de 100 000 à 25 000 personnes aujourd’hui. L’année 1948 fait figure de tournant important puisqu’à cette époque bon nombre de juifs quittent leurs lieux de vie pour l’Etat d’Israël naissant. Ceux qui sont néanmoins restés vivent principalement à Istanbul.
C’est dans ce contexte particulier que Rita ENDER nous propose un livre original pour nous faire découvrir cette communauté attachante résidant en Turquie. Elle le fait au travers de la rencontre de trente jeunes juifs turcs qui nous parle de « leur » judaïsme à l’occasion d’une rencontre à leur domicile, dans un café ou par le biais d’Internet quand cela n’était pas possible autrement. Ce livre naît d’une rencontre en juillet 2016 entre l’auteur Rita ENDER, Reysi KAMHI (toutes les deux natives d’Istanbul) et François AZAR dans un atelier de Tophane (Quartier d’Istanbul). Ce dernier propose aux deux jeunes femmes de dresser le portrait de la jeunesse turque actuelle.
Une idée surgit ! Le fil conducteur de ce livre sera la famille ou plus exactement une question qui sera posée à chaque jeune : « Quel est votre objet de famille ? ». Et c’est à travers un objet que chacun racontera son histoire, et laissera transparaître quelque chose du plus intime d’une vie, au cœur de leurs souvenirs parfois bien enfouis, quelques fois étonnants… matériels ou plus immatériels. Au fil de ces conversations intimes se laisse découvrir peu à peu la vie de ces communautés sépharades turques, de ces familles qui font exister encore la petite communauté juive présente ou diasporique de Turquie. Cela nous donne aussi une idée de la jeunesse juive et turque, de la situation du pays ; et de ce désir de partir au loin…
Les objets choisis sont très variés: un collier, une boîte, un tapis de table, un cendrier, des photos, une montre, un verre à cocktail, un bracelet, des tableaux, une tasse à café, un tableau en fonte émaillée, des recettes de cuisine, un sidur, deux fauteuils, une machine à écrire du temps jadis, une machine à calculer d’époque, une robe, un smoking, un collier en or et pierreries, un verre à thé, un samovar, la collection reliée d’un journal, un tourne disque, deux livres - « Autant en emporte le vent » et « Les oiseaux se cachent pour mourir » . C’est aussi deux portraits de Theodore Herzl et de Moshé Dayan. Plus étonnant encore, puisque le souvenir ne se fixe pas sur un objet mais sur une période ou un moment liturgique à sanctifier. Ces pages sont d’ailleurs magnifiques !!! Il s’agit d’une grand-mère, le souvenir des Shabbats. Si chaque histoire est singulière, le sentiment de ces trente jeunes pousse vers le « vivre ensemble », « Kon todos endjuntos ». Chacun le porte en lui comme un désir vivant : que l’année qui vient, ils soient réunis pour vivre ensemble, parfois de loin et cherchant toujours à refaire ce lien fort et nécessaire.
L’auteur termine la présentation de son livre richement présenté par un désir profond : « Je forme le vœu que les objets de famille, traces de nos vies, nous inspirent des sentiments de bonheur ». Elle a cent fois raison. Ce livre procure du bonheur pour celui qui le lit, et donne des raisons pour entrer dans cette dynamique de vouloir fonder notre vie sur le « vouloir vivre ensemble » dans des liens fraternels et de paix. Merci aux Juifs turcs de nous le rappeler ! Bonne lecture !
Patrice Sabater, cm
Barcelone, Avril 2019