Rire pour réparer le monde. L’humour des Juifs d’Alsace et de Lorraine
Auteur: Patrice Sabater
Freddy Raphaël, « Rire pour réparer le monde. L’humour des Juifs d’Alsace et de Lorraine ». Ed. La Nuée Bleue. Strasbourg, 2021. 130 pages. 22 €
Considéré comme le Maître incontesté de l’humour juif, Cholem Aleikhem (1859-1916) fut l’un des plus célèbres écrivains de langue Yiddish. Son œuvre a été traduite dans une quarantaine de langues. Auteur de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre en yiddish, l’œuvre de Sholem Aleikhem a été traduite dans une quarantaine de langues, et il est surtout connu pour avoir créé « Tevyé le laitier », le personnage principal d’Un Violon sur le Toit, décrivant la vie du peuple juif d’Europe centrale avant la Shoah. Ce qui venait de s’abattre sur les Juifs n’apportait pas vraiment à sourire, mais la nature humaine réagit parfois de façon inattendue. Sombrer ou choisir « d’en rire » en faisant émerger le comique des situations dramatiques.
Pour célébrer le centenaire de sa mort une comédie avait été écrite par Jean Henri Blumen : “Mazel Tov tout va mal”. Comment rire de nos mésaventures, des situations de la vie qui tournent mal, et qui malgré tout engendrent le rire ? Présenter une identité heureuse sur fond de musique Klezmer dans des temps de ténèbres était un défi à relever (trois Pièces en un Acte). Les spectateurs sont plongés dans un univers yiddish. Il fait ressortir ce comique « à la manière juive ashkénaze » en partant d’une situation qui, en d’autres circonstances, aurait pu tourner au drame, et qui va trouver une autre porte de sortie. Cette Pièce de théâtre, le film « Train de vie » (1998) de Radu Mihaileanu, ainsi que la filmographie de Woody Allen m’ont invité à lire le livre de Freddy Raphaël sous un angle particulier. Son étude anthropologique ne s’attache pas à nous faire découvrir un monde aujourd’hui quasiment disparu en Europe centrale ou en Russie, mais chez nous en Alsace-Lorraine. Cet ouvrage « Rire pour réparer le monde. L’humour des Juifs d’Alsace et de Lorraine » est publié aux Editions La Nuée bleue, à Strasbourg.
Cet ouvrage n’est pas seulement un livre de souvenirs et/ou d’études. Il parle de ce qu’il a bien connu lorsqu’il était enfant dans une atmosphère judéo-alsacienne, où bien naturellement il a entendu conter des moshelish (petites histoires drôles que racontaient les Juifs des campagnes alsaciennes et lorraines traitant des difficultés de la vie quotidienne, des querelles de voisinage, des jalousies). « Was wajsh for khedüshem ? » « Alors, quelles sont les nouvelles ? ». C’est ainsi que ces histoires démarraient. A l’image de « Tevyé le laitier » les moshelish présentent des personnages truculents comme le shnorer, le mendiant qui regarde de haut ceux qu’il croise, le shadshen, le marieur qui réussit avec talent à faire prendre des vessies pour des lanternes, ou le shlemil, qui attire tous les malheurs. Ces histoires continuent à faire rire parce qu’elles montrent comment on peut arriver à se débrouiller, à renverser le malheur en chance.
Freddy Raphaël met en lumière ce petit peuple familier des choses simples de la vie, dans les villages d’Alsace et de Lorraine ou que l’on retrouvait avec leur carriole sur les routes et les chemins vicinaux. Tout le monde se connaît, et forcément connaît les petits travers des autres.
« Ah ! si j’étais riche !!! ». Leur condition de pauvres, de minorité ou d’opprimés à l’occasion des pogromes n’atteint nullement leur dignité. Les premiers à se moquer de leur sort ce sont eux-mêmes. Nous le constatons bien souvent il n’y a pas plus risible qu’un Juif qui rit de lui-même ; et bien souvent en dérision. Le « Style humoristique d’autodérision de Woody Allen » en est l’exemple contemporain le plus abouti au cinéma…
L’individu ne se laisse pas atteindre. Il rit de ce qui lui arrive, à lui, à sa famille, à ses voisins… Le Juif reste debout… malgré tout, malgré lui !!! On prend les choses comme elles viennent, et souvent comme si c’était une fable ou la morale d’une histoire, il y a une perle, une leçon de vie qui vient sur le ton du rire, affirmer des choses essentielles. Le rire permet de faire face, de ne pas baisser les bras, de rester des hommes debout, épris de liberté, pétris d’une foi chevillée au corps, d’une liberté qui marque le sillon du Chemin… parfois si difficile à parcourir. Le film « Train de vie » n’est-il pas le signe ou l’exemple de cet humour (presque désespéré) dans une situation catastrophique sui survit malgré tout au Néant qui approche de ces villageois de ce shtetl en fuite ? Il s’agit, en définitive, de reprendre la main, de ressaisir son existence et de son être à venir. Et le plus surprenant c’est que ce soit le plus souvent bien inattendu… Le Juif n’est pas aussi naïf, il se rend bien compte que le monde est « a krumi bokligui waelt » (un monde tordu et bossu). Chaque être est cabossé par la vie, par les coups et les misères subies. Le rire est cette ultime tentative de le réparer en exorcisant le malheur, la mort qui vient, la pauvreté pour les rendre plus acceptables et plus légers.
L’humour me met en relation, me décentre et me recentre à la fois, me confronte, me positionne et m’invite à me situer dans la communauté à laquelle j’appartiens. L’humour juif même au cœur des Camps ou du Ghetto à Varsovie n’a jamais été une faiblesse mais une force intérieure, un pied-de nez aux bourreaux, à la Vie. Il est l’ultime liberté.
Freddy Raphaël s’inscrit exactement dans cette dimension au cœur d’une culture. Il nous invite à considérer l’humour – voire le rire – comme un moyen de vivre, de changer le monde et de le sauver ? Sauver le monde par le rire ? Comment pourrait-on arriver à ce tour de force alors que la modernité, l’exode rurale, l’extinction progressive de la communauté juive et de la langue mettent en péril tout ce pan de Culture ?
« Je ne puis revendiquer pour ce travail le statut du chercheur qui se situe en surplomb pour aborder à bonne distance l’objet de ton étude. L’humour judéo-alsacien et lorrain et le yiddish alsacien me parlent d’un monde qui m’est infiniment et intimement familier. » Ses mots « tout comme ceux du français, de l’alsacien et de l’hébreu, m’ont aidé à accéder au monde, à sculpter la matière de la création. L’humour m’a permis d’entreprendre un voyage infini, en me faufilant entre leurs significations (…) Il s’agit pour moi, sans céder à nulle hagiographie, de réinsérer l’histoire des Juifs d’Alsace et de Lorraine dans des lieux, sachant qu’en l’occurrence ceux-ci sont toujours pluriels. Nulle quête de racines, mais une attention soutenue aux empreintes et aux traces. À l’écoute passionnée des récits, des anecdotes et des légendes, sans lesquels nous serions étrangers au monde et à nous-mêmes. L’évocation s’efforce de redonner à certains mots leur incandescence et leur part d’incertitude. »
Seul, avec ses collaborateurs et ses étudiants Freddy Raphaël fouille la Mémoire oubliée de ces communautés de langue yiddish d’Alsace et de Lorraine. Et c’est encore l’auteur qui le dit le mieux pour parler de ce patrimoine en cours de disparition : « Il demeure la langue des bons mots, des “moshelish”, des “histoires” par lesquels on se juge ainsi que les siens, sans complaisance, mais avec une tendresse inavouée. (…) Le yiddish alsacien est une langue de la créativité continuée ; de nouveaux mots sont forgés, non sans humour, pour rendre compte de la modernité. (…) L’humour descelle le mot de son socle, le fait vaciller, et dans la brèche introduit une possibilité nouvelle. (…) L’acte de la parole (par opposition au discours) n’est pas détachable de la circonstance, ni d’un code social qui déterminent les façons d’utiliser les choses ou les mots selon les occasions. (…) Les règles d’utilisation des “bonnes histoires” constituent aussi une mémoire, mais celle-ci est en train de se défaire à la suite de la disparition des communautés villageoises (…) Maintes fois, le Juif retourne contre le non-Juif la moquerie dont il est la cible il refuse d’être assigné au rôle qu’on veut lui voir jouer. Il déconstruit par l’humour la défroque qu’on lui fait endosser : un colporteur est accusé d’avoir insulté le Christ, car, passant devant un calvaire en bois érigé au bord du chemin, il a omis de se découvrir. Et le Juif de se justifier : “Ish habne shon guekaent wi aer nokh a bérebam ésh gsén” (“je le connaissais déjà alors qu’il n’était qu’un poirier”). »
« Le “shlemil”, ce malchanceux famélique, est souvent le gardien de la mémoire collective, ainsi que le chroniqueur de la vie sociale ; le “shnorer” est le mendiant juif qui arpente la campagne alsacienne. Il participe de la communauté alors même qu’il est rejeté vers la marge, incarnant à l’extrême la figure de “l’étranger” que George Simmel attribue au Juif. Il est d’ici et d’ailleurs ; comme il est hors-jeu de la compétition sociale, il peut s’exprimer sans retenue, voire avec une certaine effronterie, une vision décalée, un regard décapant : deux shnorer, qui sont en fait des frères, font leur visite annuelle au baron de Rothschild, qui leur remet à chacun une pièce. L’année suivante, un seul se présente chez leur bienfaiteur, son frère est mort. Le shnorer reçoit sa pièce, mais il tend obstinément la main. Le baron lui dit qu’il a reçu son dû, et que malheureusement son frère n’est plus là… Et le shnorer de s’indigner : “Eh quoi ! c’est vous qui héritez de mon frère, ou c’est moi ?” ».
« L’humour qui avait servi à légitimer les conflits entre individus et qui était au service du plus fort prend fait et cause pour le plus faible, et revêt par là même une fonction de contestation Le discours du shnorer est aussi une revendication d’égalité : certaines histoires contiennent une leçon d’humilité pour le riche. La mort met ce dernier et le pauvre à la même place, il y a enfin une justice : il y avait à Saverne un homme très pauvre qui était célèbre en tant que shnorer. Il s’est fait écraser à Strasbourg par le tramway. Et il est mort : on l’a enterré à Saverne, au cimetière, et par hasard on l’a enterré à côté du “barnes” (le président de la communauté), qui venait récemment de mourir. La famille de ce dernier a été ulcérée que ce pauvre shnorer soit enterré à côté de ce Monsieur tellement formidable et tellement bien, et en tout cas tellement riche et important. Alors la famille a fait des reproches au responsable du cimetière. Celui-ci répondit : “Maintenant c’est fait, mais la première fois qu’ils se disputeront, je les séparerai”.
« Les personnages cabossés par la vie ne sont pas excentriques. Par leur originalité, par leur marginalité, ils font partie du tissu des communautés, entre lesquelles ils tissent une trame de sociabilité – le malchanceux, le maladroit poursuivi par la guigne, tout comme le nomade, l’errant, avaient leur place dans le paysage humain. Ils ne sont pas de trop. Et si parfois on se gausse d’eux, ils incarnent, à l’intérieur de la communauté où les nantis s’affirment avec de plus en plus d’arrogance, la revanche de l’esprit sur la force, de l’humour sur la suffisance. »
La précarité est le pain de tous les jours. On ne sait d’ailleurs pas ce dont demain sera fait. Certains d’entre eux croient aux sirènes de l’argent et/ou de la renommée en s’expatrie dans ce nouveau Département français : l’Algérie. La langue et la Culture se sont confrontées avec le Christianisme majoritaire entretenant des rapports tantôt heureux et tantôt plus compliqués, d’où l’expression yiddish : "Wi kristelt sish, jédelt sish. i jédelt sish, kristelt sish" ("De la manière dont on est chrétien, on est juif. De la manière dont on est juif, on est chrétien"). Cet adage souligne une difficulté à être et à exister, et à tenir sa place dans un environnement où la communauté était minoritaire. On s’est servi du Yiddish alsacien pour que les domestiques ne comprennent pas ou que les enfants soient mis à l’écart de ce qu’ils ne devaient pas comprendre. Mais ne l’oublions pas la porte est toujours ouvert pour le Pauvre, pour l’étranger de passage, pour Elie qui viendra préfigurer les Temps messianiques. La table du Shabbat en est le centre hebdomadaire heureux, joyeux et priant : « Une table juive, lors du shabbat et des fêtes, est incomplète si le pauvre, l’errant, l’étranger n’y ont pas leur place. Il paye son écot en racontant (…) Il connait l’arbre généalogique de toute la communauté et peut remonter un réseau de communication des plus utiles (…) Loin d’être iconoclaste, l’humour des Juifs d’Alsace et de Lorraine suppose une connivence de sens et de valeurs. Il renforce le lien social.»
Le monde de l’enfance de l’auteur était une charnière, une période de rupture, de bouleversements et d’incertitudes. Chaque période de crise apporte avec lui son poids d’antisémitisme. On s’en étonne encore aujourd’hui. Pourtant bien que le Juif sache faire de l’autodérision et rire de son malheur, la tache paraît encore bien difficile pour sauver le monde. Le tout est de savoir comment ? ce rire participerait-il au « Tikkoun olam » (« réparation du monde ») ? Freddy Raphaël nous propose l’humour comme paratonnerre et comme manière de vivre. Qu’il soit vraiment lu…, et surtout entendu !!!