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Yann BOISSIERE, Le devoir d’espérance - Faire face à la crise spirituelle

5 décembre 2024 | resena
Yann BOISSIERE, Le devoir d’espérance - Faire face à la crise spirituelle

Auteur: Patrice Sabater

Yann BOISSIERE, Le devoir d’espérance - Faire face à la crise spirituelle. Ed. DDB, Paris 2024. 193 pp. (17,90 €)

La brutalité et la violence qui viennent obscurcir le ciel de ces dernières années et de ces derniers mois interrogent notre rapport au monde, et notre relation verticale à l’immanent. Nos convictions philosophiques, humaniste et nos spiritualités sont interrogées ; et voire menacées à la fois par ce qui vient nous toucher notre humanité. Le Monde est un village. Les médias et les réseaux sociaux ont encore rétrécis la distance et notre conception du Temps. Les images et les informations vont vite. Elles sont souvent implacables, violentes, désastreuses et désespérantes. 

Le Rabbin libéral Yann Boissière vient se poster sur les murailles comme un veilleur qui guette le Temps dans lequel nous vivons et l’expérience que nous en faisons. Y-aurait-il encore moyen d’espérer un monde meilleur et un moyen de réparer en nous et autour de nous ce qui est blessé et meurtri ? Une porte de sortie est-elle

envisageable non pour nous accommoder du Temps mais pour le vivre autrement ? Ce ne sont pas des questions qui sont à la marge. De nombreux Théologiens chrétiens ou juifs, et aussi musulmans depuis des générations ont essayé d’apporter une réponse « à la crise spirituelle ». Cette crise a toujours existé sous des modes différents. Elle s’est sans cesse accompagnée d’une vertu théologale et une pensée philosophique propre à la verticalité : la Théologie de l’Espérance. Emmanuel Kant avait posé cette question fondamentale : Que m’est-il encore permis d’espérer ? N’est-ce pas aussi la question fondamentale de la Bible en direction de l’Homme ? Ce fut la grande question du Hanif fondamental que fut Abraham, le Père des Croyants et des trois grandes religions monothéistes qui crut, qui décida de prendre la route et « d’espérer contre toute espérance ».

Au cœur de la Torah, une dizaine de mots et des racines hébraïques proches disent et racontent « l’Espérance » ; et surtout dans les moments des grandes incertitudes et des fragilités vécues par le Peuple hébreu. Aujourd’hui, il ne s’agit pas d’espérer pour espérer des temps meilleurs en mélangeant les termes « d’espoir » et « d’espérance », comme s’ils étaient foncièrement synonymiques mais de réagir comme le dit le sous-titre de ce nouvel opus : « faire face ». C’est un défi à relever pour dénoncer et traverser la confusion supplémentaire engendrée par des images dans laquelle nous sommes englués. C’est ce monde-là que l’auteur veut interroger : le rapport de l’Homme au Monde.

Le précédent ouvrage avait déjà interrogé la sphère des réseaux sociaux, le monde numérique et de l’intelligence artificielle qui sont en train de faire évoluer notre enracinement anthropologique. Nous sommes dispersés et notre point d’attention est souvent diffus, les idées sont confuses, le nominalisme et le tutiorisme deviennent souvent la norme au point que nous ne savons plus argumenter. Tout se vaut le Bien et le Mal, le Bon et le moins Bon, la Barbarie et la Concorde. On a perdu, en quelque sorte, un habitus pour habiter ce monde pour proposer des chemins et ouvrir des horizons.

La richesse sémantique de la Torah permet de garder « l’œil vivant » comme l’écrivait Jean Starobinsky. Le champ sémantique découvre et lève le voile à partir du radical de la langue, ses racines profondes pour que nous percevons autre chose dans autre chose. Regarder l’autre côté pour donner de la perspective, pour produire « des mots » et du sens… une sémiologie du Monde qui est déjà là (« Olam a Zé », et celui qui vient (« Olam a ba »). L’Homme a la fâcheuse habitude de repérer les creux mais ne voit jamais les sommets, les choses positives. Il ne les interprète qu’à l’aune de sa taille, et non comme Zachée dans l’Évangile qui cherche à monter dans le Sycomore à Jéricho pour voir la Personne (intérieure) qu’est Jésus de Nazareth. C’est interpréter non seulement à la façon freudienne mais se revêtir comme le talith à la synagogue de l’habit de celui qui cherche la lumière, qui scrute, qui bouscule l’acquis et dérange les faits tenus pour vrais, prendre sur soi, se couvrir, devenir un dans l’Un. La racine hébraïque « Lishbor » est dans cette attitude d’interpréter les rêves ; et Dieu sait si dans la Bible – en général – ils sont nombreux ! C’est aussi le cas de la racine « darash » qui nous invite à aller plus loin, à scruter, gratter, fouiller, jeter en avant… pour trouver des significations cachées, et déjà entrer sous un mode d’espérance en entrant au cœur des mots pour ne plus attendre mais agir, pour ne plus espérer seulement mais pour attendre ce qui vient et entendre ses pas. C’est pour cela que l’étude de la Torah et l’Espérance sont sans cesse renouvelées. Ce monde est à venir complètement ouvert sur un dialogue où le « Je » et le « Tu » d’un Martin Buber met la Personne en dialogue, où le visage s’enracinera dans l’autre moi-même et si différent (Emmanuel Lévinas). Sur ce chemin nous rencontrerons des chrétiens, des juifs et des musulmans, Maïmonide et Averroès, Ibn Arabi, Rachi, saint Anselme, Kant, Emmanuel Mounier, Paul Ricoeur, Raymond Aron, Vladimir Jankelevitch, Jürgen Moltmann… Dieu a besoin de l’Homme pour entrer en conversation, pour dialoguer, pour rapprocher son étoile comme celle de Frantz Rosenzweig. Dieu a besoin de nominer, de donner un nom aux choses, de se lier dans l’Histoire avec l’Homme et de faire Alliance avec Lui. Il devient un Dieu personnel et communautaire.

Un autre Rabbin humaniste, Abraham Heschel, dans son livre « Bâtisseurs du Temps » reprend cette conception en y incluant une autre perspective autour de la raison juive qui est plantée au cœur du judaïsme et de la foi mosaïque. C’est bien dans le Temps que tout commence, par un premier Jour qui nous jette en avant : « Au commencement », « le Premier Jour » (« Bereshit »). La foi dans ce Dieu créateur réside d’abord et fondamentalement dans ce « Bereschit » des débuts pour rester, demeurer et habiter le Temps où Dieu rejoint l’Humanité. Non seulement Dieu ouvre un horizon, mais il ouvre le Temps où l’Homme va demeurer mais il lui donne aussi de pouvoir s’inscrire dans une dynamique et un enracinement. Le Temps crée une sorte d’épaisseur dans « une conjugaison du futur pour marcher vers le Temps, pour acquérir du temps et pour vivre une vie morale. Ce Temps, dit-il, « est la condition même de la Vie morale. C’est un temps qui se déploie et donne du sens, qui coule vers sa Source : la « Teshouva ».  

Dans la Troisième partie de l’ouvrage Yann Boissière évoque cinq « respirations » spirituelles au cœur du Temps, qui devraient habiter le cœur de l’Homme, dans un déploiement de son lien à l’immanence. Parmi ces principes de vie spirituelle, la « Teshouva » au cœur de la semaine de Kippour, et tout au long de l’année, permet de donner une réponse et faire résonnance pour ne pas rester dans un lieu clos sans perspective comme le rais de lumière dans la Prison de Pawiak à Auschwitz où Saint Maximilien Maria Kolbe dirigeait les regards de ses frères en priant, chantant et espérant jusqu’à la mort et l’horreur du cachot de l’extrême. Tant qu’il y a un rais de lumière sous la porte, il s’agit de croire en la vie qui vient (« Olam a ba »). Rien n’est définitif. Il y a toujours une possibilité personnelle et communautaire. Rien n’est dit. On peut toujours demander pardon, recréer du lien, réparer les fautes et l’offense : pardon et miséricorde chez les chrétiens, miséricorde chez les musulmans, et pardon et réparation chez les juifs. Il est toujours possible de revenir en arrière en réparant et en créant. C’est la « Teshouva » ou la « Metanoïa » grecque. Dans la « Teschouva », il y a cette idée de retournement sur soi comme un gant. On se retourne sur soi-même. C’est une radicalité et une possibilité pour repartir. Il y a un « Tikoun » personnel et un « Tikoun communautaire » pour réparer les blessures et le Monde incluant l’Autre qui est le visage qui se présente à moi, « Les choses ne sont pas seulement ce qu’elles sont. Elles essayent de s’élever vers des mondes qu’on ne voit pas ».

L’« Espérance » décrite par Yann Boissière est nécessairement jetée devant. Elle est une dynamique spirituelle qui se propose de produire du sens pour aujourd’hui. Néanmoins, l’Homme contemporain brûle les étapes sans vivre l’instant présent. N’y-a-t-il pas manière de vivre pleinement aujourd’hui le temps qui m’est donné pour « entrer dans l’espérance » ? Tout ne peut pas être dit, figé et automatiquement réalisé. Il faut du temps, et de l’espace… temps. Si bien, que l’impatience devient peu à peu la seule exigence admissible pour les petits et les grands. Au contraire, la question fondamentale à la quête du sens, dans ce mouvement intérieur appelle à produire. La question atteint toujours son questionneur en produisant des résonnances qui nous rejoignent. Adam et Eve étaient appelés à vivre dans un Paradis et dans le champ de l’éternité, dans un lieu donné mais ils ont voulu s’évader, s’échapper, tourner le dos à la question morale, faire leur propre choix, et poser un acte de « rébellion » … L’impatience les a tués. Goûter de suite avant que la brioche ait eu le temps de refroidir, mettre le doigt sur le caramel encore chaud, manger du fruit défendu. Les systèmes, et les sollicitations médiatiques et informatiques, nous sollicitent en permanence. Ils produisent des options (souvent stériles) sans donner du sens mais crée des besoins (superficiels ou non urgents). Pourtant, comme le dit Elie Wiesel, « Dieu a créé l’Homme pour lui raconter des histoires ». Ce Dieu personnel qui fait Alliance ouvre sa tente comme le fit Abraham, et propose comme en Orient l’Hospitalité. Sous la tente dans le désert, on accorde du temps à son hôte, des liens d’hospitalité se nouent et se déploient de milles manières. Il y a une présence, et du temps pour pouvoir dialoguer, pour créer un espace où les mondes à travers la vie et les histoires de chacun vont se compénétrer, s’échanger et se nourrir ; et justement là que se crée une « Théologie de l’espérance » quand je m’adresse à la fois à Dieu et aux Hommes, quand l’espérance fleurit dans mon cœur. C’est là où l’on retrouve le Visage de la Personne à qui on s’adresse. 

Au lieu de s’anéantir, de ne plus se voir, de dialoguer ensemble, tout en s’ignorant et en s’annihilant nous ne sommes plus sous la Tente de Mambré. Nous tournons le dos à la Création de Dieu. Pourtant nous pourrions ensemble entrer dans l’espérance, faire face à la crise et renouer avec les options pour la Vie. Ensemble, et chacun de son côté, peut/pouvons réparer le Monde. Ensemble par le dialogue on peut trouver des solutions, des lieux de parole et de paix ; et je pense là surtout à la situation belliqueuse entre Israël et la Palestine. Comment ne pas penser au 7 octobre 2023, ni aux victimes dans les deux camps ? La violence avec laquelle Israël a réagi est à la fois à la mesure de faits de barbarie sur des juifs – et pas seulement -, et la réponse disproportionnée d’Israël… L’enfermement idéologique et doctrinaire, sectaire et violent, le refus de l’Autre ne fait jamais bon ménage avec la Sagesse, et la Paix. Ils ne sont pas source de sens et de vie. Le Monde est à portée de main. Nous pouvons le changer.

Yann Boissière signe là un beau livre de motivations spirituelles, de propositions fournies et des options pour entrer dans l’espérance plutôt que dans la dynamique stérile qui au bout du compte ne peut-être que mortifère.