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Le prix de la liberté
17 novembre 2023
Le philosophe Jorel François, de nationalité haïtienne, vice-doyen de la faculté de philosophie de Domuni-Universitas, livre une analyse de grande intensité sur la situation de son pays, qu'il situe dans son histoire longue.
Le prix du sang
La liberté n’a pas de prix, ou plutôt si elle en a, ce ne peut être que celui du sang. Verser son sang pour être libre, et refuser de continuer de vivre dans la servitude, condition indigne de l’homme. Liberté retrouvée dans le don de sa vie, pour obtenir que d’autres, plus jeunes et peut-être moins conscients des enjeux, puissent vivre debout, sans devoir plier l’échine ni se mettre à genou. Don de ce que l’on peut avoir de plus précieux pour mériter pour soi ou pour autrui ce qui, en définitive, ne peut avoir de prix.
À défaut de sang littéralement versé, ce prix sans prix peut être aussi, par analogie, tout ce qui exige un sacrifice : un non catégorique opposé par exemple à certaines sollicitations ou allégeances, le refus déterminé de faire partie d’une cabale qui aurait conduit aux dépens de sa loyauté et de son honnêteté à la jouissance de certains bénéfices.
Il arrive aussi qu’il faille payer en espèces sonnantes et trébuchantes pour sa liberté, laver sa honte d’avoir consenti d’une façon ou d’une autre à l’esclavage, mais aussi et surtout celle du soi-disant maître, de l’enjôleur, de l’esclavagiste, lui donner de l’argent pour lui sauver la face, faire comme s’il avait naturellement le droit d’asservir autrui, le dédommager de devoir le lui ravir. Un premier paradoxe, me semble-t-il, donc.
Un second : il peut tout aussi arriver d’avoir payé le tribut du sang comme de l’argent d’ailleurs sans vraiment parvenir à être libre.
L'expérience haïtienne
La République d’Haïti, officiellement indépendante en 1804, peut se reconnaître dans ce dernier cas puisque, suite à son éclatante victoire sur les troupes de Napoléon à Saint-Domingue, elle a dû payer une indemnité en argent, et l’on sait ce qu’il en a découlé depuis.
Les descendants des autres colonies françaises de l’époque, qui ont accédé à la liberté par la suite grâce à l’abolition de l’esclavage proclamée en 1848, peuvent se reconnaître, d’une certaine façon, dans l’autre cas de figure dans la mesure où leur liberté fut non la conséquence du sang versé à proprement parler mais d’une proclamation assortie d’une indemnité payée par l’État français aux anciens propriétaires d’esclaves de France.
Une base de données à exploiter
Madame Jessica Balguy, docteure en histoire et auteure d’un livre intitulé Indemniser l’esclave en 1848, paru à Karthala en 2020, a travaillé sur la question. Elle nous en remet sur les traces cette fois-ci avec son site « Esclavage et indemnité »[1].Créé tout récemment en partenariat avec le CNRS, l’adresse du site m’a été communiquée. Il s’agit d’une base de données permettant de répertorier les bénéficiaires des indemnités versées par l’État en dédommagement aux propriétaires d’esclaves en Guadeloupe suite à l’abolition de l’esclavage dans les anciennes colonies françaises en 1848.
Et l’Historienne a eu le soin d’associer à sa démarche les noms de la plupart des anciens propriétaires d’esclaves de Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti, étant donné que ce pays, bien que théoriquement indépendant depuis 1804, et donc non concerné par l’abolition de l’esclavage en 1848, a pourtant été obligé d’accepter de payer ce que l’on appelle la dette de l’indépendance, qui avait permis à l’État français, dès 1825, de dédommager les colons ou, quand ces derniers n’étaient plus en vie, leurs descendants, pour les préjudices subis en raison de la dite indépendance.
La pratique a des analogies dans le passé. Suite à la Révolution française par exemple, les anciens nobles avaient demandé d’être dédommagés d’avoir été dépossédés de leurs anciennes propriétés. Voilà qui pouvait servir d’antécédent, dans le cas d’Haïti, même si en réalité, les nobles de France n’avaient pas été effectivement dédommagés. Et suite à l’abolition de l’esclavage aux États-Unis après la guerre de Sécession, les anciens esclavagistes ont été dédommagés. Ce qui s’était passé en France en 1848 suite à l’abolition de l’esclavage avait servi d’exemple.
Cela étant, il faut reconnaître qu’en mettant à la portée de tous les résultats de ses recherches, c’est un immense service que l’Historienne a rendu à l’histoire et aussi au peuple haïtien, attendu que la recherche coûte, et quand bien même il s’agit de questions qui intéressent les chercheurs haïtiens, ces derniers n’ont pas vraiment les moyens pour s’en occuper.
Alors que dans la plupart des grands médias une nouvelle en chasse une autre, et que la réalité des peuples congolais, arménien…haïtien ne fait pas la une, voilà, en marge des grands boulevards de la presse, qui nous remet en face d’une page d’histoire commune, tragique qui, heureusement, peut désormais être regardée avec un peu de calme et de sérénité même si cette lourde indemnité payée par la jeune République a contribué en partie à son échec comme État-Nation.
Avec fébrilité j’ai parcouru le site, et j’ai découvert les noms et prénoms de plusieurs anciens propriétaires d’esclaves, ou ceux de leurs descendants immédiats, que je connaissais déjà grâce à l’histoire, et en particulier, pour avoir laissé leurs noms à des portions de terre ou à des habitations en Haïti. Et c’est le cas d’un, en particulier, qui me touche de près, parce que non seulement son nom a été donné à toute l’habitation dont il avait été le propriétaire, laquelle se trouve aujourd’hui dans une section communale de Port-de-Paix, mais encore du fait qu’il a probablement à voir avec l’histoire d’une partie de mes ancêtres.
J’ai un ancêtre, du côté paternel, du nom de Prophète qui, suite à l’indépendance d’Haïti, fut le propriétaire d’une large partie si ce n’était de la totalité de ces terres qui portent encore le nom de ce colon. Et l’héritage a été transmis d’aîné à aîné encore jusqu’à la génération de ma grand-mère paternelle dans le respect du principe de l’indivision.
Dans ma famille, nous sommes, depuis l’indépendance, restés attachés à ces terres, et la plupart d’entre nous, avons encore cette référence dans certains de nos actes officiels. « Prophète », mon aïeul, connu comme un notable de la région, un « grand don », comme on dit en Haïti, a-t-il été esclave du colon en question? Avait-il une position plutôt enviable sur l’habitation dont il était devenu, au moins en partie, le propriétaire?
Le prénom composé du bénéficiaire de l’indemnité reçue de l’État haïtien à travers l’État français qui figure encore dans les archives était-il celui du colon ou celui d’un de ses fils ou encore celui d’un autre proche immédiat?
Ce colon a-t-il été témoin de la guerre de l’indépendance haïtienne, en était-il sorti indemne, ou faisait-il tout simplement partie de ces groupes de colons émigrés en Louisiane ou ailleurs dans la région en attendant la fin de l’ouragan pour revenir en Haïti et qui, en réalité, n’ont jamais pu revoir ces terres, du moins officiellement?
Au moment de la guerre de l’indépendance haïtienne, certains colons, dans leur précipitation, auraient simplement enterré leur avoir monétaire avant de se réfugier dans l’une ou l’autre île voisine de Saint-Domingue ou en Louisiane par exemple dans l’espoir de revenir les reprendre. Mais la guerre contre les troupes commandées par le général Emmanuel Victor Leclerc, beau-frère de Bonaparte, puis à sa mort, par le général Donatien Rochambeau, ayant débouché sur l’indépendance de l’île, avec la capitulation de Rochambeau en 1803, ils n’ont jamais pu revenir officiellement au pays parce que la jeune République avait interdit aux ressortissants français de fouler son sol. Il est bruit que certains de ces trésors auraient même été retrouvés depuis.
Si après l’indépendance, il était interdit aux français d’aborder les côtes haïtiennes, selon ce que rapporte Christophe de Chabrol, ministre de la marine et des colonies de 1824 à 1828, des navires commerciaux partaient quand même de France pour Haïti, mais battant pavillons étrangers. Et l’on sait, par ailleurs que cet état de chose n’a pas duré puisque deux ans après, Jean-Jacques Dessalines, père de l’indépendance, est assassiné, et le pays se scinda en plusieurs morceaux. Et bientôt, c’était l’exigence d’indemnisation.
L'exigence d'indemnisation
Les premières approches eurent lieu dès la Restauration en France, avec Louis XVIII, en raison même de la présence au gouvernement d’acteurs, comme Pierre-Victor Malouët, ayant des intérêts à Saint-Domingue. Le comte de Chabrol explique : « À l’époque de la restauration, diverses tentatives furent faites, soit pour renouer avec elle (comprendre la République d’Haïti) des relations favorables à notre commerce, soit pour assurer à d’anciens propriétaires une indemnité des pertes qu’ils avaient subies, soit enfin pour rattacher par les liens d’une dépendance au moins extérieure, et toute de protection, la colonie à son ancienne métropole. Ces tentatives n’eurent aucun résultat ».
En réalité, à l’époque, en Haïti, Henri Christophe, roi dans le Grand Nord, continuant en quelque sorte la stratégie de Dessalines, mettait en place une politique favorable aux anglais tout en étant farouchement opposé à toute relation avec la France. Alexandre Pétion, alors Président dans l’Ouest, se montra plus conciliant avec l’ancienne Métropole. C’est sans doute à partir de ce précédent que son successeur, Jean-Pierre Boyer, suite à la disparition de Pétion et de Christophe, engagea l’État haïtien à payer une indemnité aux anciens colons plutôt que de céder à la demande des autorités françaises de faire d’Haïti un protectorat avec le risque de la capitulation de l’indépendance et du rétablissement de l’esclavage.
Alors que les deux nations discutaient des modalités de l’indemnité, une flottille de 14 navires militaires envoyés par Charles X, en 1825, accostent les ports d’Haïti. Ils transportent, entre autre chose, une ordonnance datée du 17 avril 1825 exigeant l’indemnité comme condition de reconnaissance de l’indépendance d’Haïti.
Boyer, chef d’État de l’époque, qui venait de réunifier l’Île, y inclus ce qui est aujourd’hui la République Dominicaine, accepta de payer cent-cinquante millions de francs. Il fit un emprunt de la France pour payer une première tranche de la somme et ainsi permettre que soient indemnisés la plupart des anciens colons esclavagistes ou certains de leurs descendants ruinés en raison de l’indépendance d’Haïti. La France reconnaît alors l’indépendance d’Haïti le 11 juillet 1825, au moins officiellement.
Dans le cas du colon qui m’intéresse, lui ou son descendant, ou un parent proche, reçut la somme de 18 609, 13 francs en dédommagement pour les terres et les biens laissés à Saint-Domingue devenu Haïti…Les descendants de ce colon ont encore plusieurs entreprises qui portent son nom, dont une dans le sud de la France datée du XIX e siècle.
Aujourd’hui il ne s’agit pas de se culpabiliser ni de se cacher, mais de chercher à prendre connaissance de ces faits historiques, et faire en sorte que l’avenir soit plus humain, moins injuste.
[1] Cf. https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/le-dr-jessica-balguy-repertorie-les-beneficiaires-francais-d-indemnites-post-esclavage-1436486.html